Interview
Professeur des Universités à l’IAE de Grenoble
19 octobre 2020
Devenez, à votre échelle, acteur du changement ?
Vos idées nous intéressent, votre opinion nous importe et votre point de vue est essentiel.
E.A.de C. Ce qui est une imposture est de présenter le bore-out comme un phénomène massif qui toucherait d'une manière importante toutes nos organisations, ce qui est totalement faux ! Le bore-out n’a été en fait qu'une mode médiatique sans fondements... Présenter le bore-out comme un phénomène massif ne reposait sur aucune donnée scientifique sérieuses. À titre d'exemple, il était indiqué que le bore-out touchait 30% des salariés français et que la situation était particulièrement grave en France... alors que le chiffre de l'étude utilisée comme caution indiquait que les 30% concernait non pas des personnes s’ennuyant à en être malade au travail, mais des chômeurs déclarant s'ennuyer. Ce qui n'est pas tout à fait la même chose. De plus, en regardant cette étude, on constate que les chômeurs allemands s'ennuient encore plus. Là est l'imposture. En revanche, l'ennui reste une question très intéressante et importante.
E.A.de C. Si cette idée saugrenue a eu du succès, c'est aussi parce que, à la suite de périodes où la presse a beaucoup parlé de stress, de harcèlement et de burnout, cette vision venait compléter un panorama sur la santé au travail en semblant rééquilibrer le propos autour de l'idée que les individus au travail ne souffriraient pas seulement d'une activité oppressante, intense et parfois violente, mais aussi d'une absence d'activité. Il s'agissait aussi par ce biais, et dans une perspective plus idéologique, de remettre en cause les organisations publiques, et une soi-disante sous-occupation généralisée des fonctionnaires. Les enquêtes que nous avons effectué sur le sujet depuis quatre ans montrent d'ailleurs qu'il y a des personnes qui s'ennuient dans la plupart des organisations et pas plus dans le secteur public que dans le secteur privé, mais aussi qu'ils sont loin d'en souffrir systématiquement. Il y a peu ou pas de lien, selon les contextes, entre mal-être au travail et ennui.
E.A.de C. Oui, dans nos études, les pompiers par exemple sont nettement plus sujets à l'ennui que les salariés du privé qui eux-mêmes souffrent plus de l'ennui que les employés de mairie, mais les cadres ne s'ennuient pas moins que les employés du privé. Une surprise également au sein d'une grande institution muséale, ce ne sont pas les gardiens qui s'ennuient le plus, mais les personnes de l'accueil et de l'informatique.
E.A.de C. Non, c'est plutôt une question de sens du travail et de collectif de travail. Mais attention, l'ennui n'est pas forcément négatif pour le travail. On estime qu'il favorise la réflexion et la créativité !
E.A.de C. Bien sûr ! C'est l'intérêt du travail plus que la charge de travail qui joue sur l'ennui. On peut être très occupé et s'ennuyer d'une manière terrible... Mais attention, quand on parle de sens du travail, il s'agit avant tout d'un sens local, construit sur l'activité concrète de l'équipe de travail plus qu'un sens général que porterait nos organisations.
E.A.de C. Il s'agit plutôt d'une catégorisation sociologique qui a le mérite de nous donner à voir les limites de nos modèles. Les bullshit jobs décrivent un ensemble de métiers qui semblent d'une inutilité totale. Mais j'avoue préférer l'idée de"planneurs" : ces professions, décrites par Marie-Anne Dujarier (1), de salariés de haut niveau qui passent leur temps à penser et contrôler l'activité de ceux qui n'ont pas le droit de penser leur métier que pourtant ils connaissent mieux que personne. Nos sociétés ont promu un modèle de réussite qui entraîne une large population de "bons élèves" vers des études qui conduisent à des métiers dont le sens est totalement absent. C'est nos organisations et notre société qui sont malades de leur incapacité à comprendre le travail et son utilité sociale.
(1) "Le Management désincarné, enquête sur les nouveaux cadres du travail" (éditions La Découverte - 2015) de Marie-Anne Dujarier, sociologue du travail et des organisations au Cnam-CNRS