Interview
19 mai 2022
Devenez, à votre échelle, acteur du changement ?
Vos idées nous intéressent, votre opinion nous importe et votre point de vue est essentiel.
“Contrairement à ce qu’on entend, le niveau d’engagement de la nouvelle génération est extrêmement fort voire plus fort que celui de la génération précédente. La différence se situe sur le niveau plus faible de résilience : si cela ne leur convient pas, ils s’en vont.”
L’Oréal est une grande entreprise, très impliquée dans de nombreux chantiers RH notamment sur les questions d’inclusion. La performance ne nous protège pas des bouleversements que la pandémie a engendrés et notamment de son impact sur les salariés en général.
Aujourd’hui la question du sens, du rapport et de l’utilité au travail est fondamentale. Elle se pose avec plus d’acuité qu’avant. L’enjeu consiste à trouver des moyens de créer de l’engagement chez les collaborateurs : flexibiliser dans la mesure du possible le travail, faire évoluer le management, être plus à l’écoute. La désaffection grandissante, des jeunes notamment, vis-à-vis des grands groupes, par peur du caractère inhumain - pas toujours réel mais qui peut arriver - oblige à se questionner, à être encore plus impliqué, d’autant plus que le marché de l’emploi est actuellement très favorable. La situation a beaucoup évolué en basculant d’un marché d’employeurs vers un marché d’employés, que ce soit chez L’Oréal ou ailleurs, il faut en tenir compte.
J’essaye de maintenir une forme de cohérence entre cette responsabilité et ce mandat, entre ce que j’exprime lorsque je représente plus de 5000 DRH - de la petite à la grande taille, et ma contribution chez L’Oréal.
L’avantage de ma fonction pour l’ANDRH, notamment à travers mes différentes interventions, me pousse à essayer d’avoir toujours un coup d’avance sur les tendances, les signaux faibles RH et à les partager en interne afin de réagir et anticiper avec agilité, une qualité que L’Oréal a conservée, malgré sa taille. “Il faut saisir ce qui commence” disait François Dalle un des grands dirigeants de L’Oréal, on est en plein dedans !
Plus le marché de l’emploi est actif, plus il est facile d’évoluer. Contrairement à ce qu’on entend, le niveau d’engagement de la nouvelle génération est extrêmement fort voire plus fort que celui de la génération précédente. La différence se situe sur le niveau plus faible de résilience : si cela ne leur convient pas, ils s’en vont. Et cela peut être lié à des critères autres que le salaire ou l’emploi : l’entreprise, ses engagements, son fonctionnement, son management. L’adage “il ne faut pas perdre sa vie en la gagnant” n’a sans doute jamais été aussi vrai depuis que le confinement et la crise sanitaire ont redistribué les cartes en termes de priorités.
Depuis le confinement, il y a une véritable aspiration à trouver un équilibre, du temps pour soi, une vie de famille ; et même de différencier sa vie privée de sa vie professionnelle, sans les mélanger. Les jeunes n’attendent pas que l’entreprise leur garantisse un équilibre, ils définissent eux-mêmes leur équilibre. Alors que pendant des années, la volonté était de faire cohabiter vie privée et vie professionnelle, aujourd’hui il n’en est pas question, c’est un vrai changement. Pendant le premier confinement, la vie professionnelle avait envahi la vie privée, nous sommes désormais entrés dans une phase où la vie privée envahit la vie professionnelle, cela trouble beaucoup les entreprises.
On peut même se poser la question de savoir si les politiques de QVT ne seraient pas déjà dépassées. Le vrai sujet est la qualité du travail elle-même, à savoir être assuré de son utilité dans la chaîne de valeur. D’après moi, ce sujet est essentiel.
Je perçois que les grandes entreprises se questionnent sur deux choses :
L’obsession du reporting et des réunions use les collaborateurs. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu'ils ne voient pas la finalité de leur travail ou l’utilité de leur présence.
Trouver le juste équilibre d’une organisation efficiente n’est pas évident mais indispensable. Il convient de donner du pouvoir de décision à différents niveaux de cercle. Le principe de la subsidiarité suppose la confiance.
Cependant, si la confiance est officiellement déclarée mais non vécue dans les faits, l’engagement diminue. Il ne s’agit pas de prétendre que les entreprises agissent de manière malhonnête, néanmoins elles doivent définitivement et clairement s’engager à ce niveau.
Il existe une multitude de leviers pour favoriser l’engagement. Le premier passe par la reconnaissance de l’individu, à savoir recruter, accompagner et évaluer les individus, non pas sur ce qu’ils font, mais bien pour ce qu’ils sont. Savoir reconnaître la personne dans ce qu’elle peut apporter à l’entreprise, à travers ses aptitudes, ses passions ou intérêts est essentiel. Le deuxième point réside dans la conscientisation et la reconnaissance du rôle de chacun.
Je suis convaincu que ce qu’insuffle le manager est central : si ce dernier est plutôt ouvert et en confiance, l’engagement est favorisé. La responsabilité et l’exemplarité des dirigeants dans ce domaine sont fondamentales.
Enfin, la capacité à gérer des carrières, non pas au sens aspirationnel ou hiérarchique mais au sens de l’envie est clé. Concrètement, il s’agit de s'assurer régulièrement que les gens sont toujours motivés par leur mission. L’Oréal est assez exemplaire en la matière en permettant des parcours de carrière en dehors de sa filière d’origine. C’est un des éléments de succès de l’entreprise. C’est aussi dans l’intérêt de l’entreprise dans la mesure où la fonction de manager, selon les dernières études européennes, apparaît de moins en moins attractive, notamment dans les métiers de la tech où la contribution opérationnelle est avant tout recherchée.
Concernant les grandes problématiques d’ordre sociétale, Jean-Claude Le Grand, l’actuel Directeur Général des Relations Humaines Monde de L’Oréal explique que l’entreprise fait partie de la solution. Autrement dit, elle a une responsabilité au-delà de sa responsabilité de profit. Aujourd’hui tout le monde s’accorde sur ce point.
La crise que nous venons de traverser a révélé de manière extrêmement forte l’attente des citoyens que les entreprises fassent leur part. Une partie prenante essentielle d’une politique de RSE doit être le salarié, or l’impact d’une démarche RSE sur son engagement n’est pas toujours réel ou ressenti.
En déployant son programme “Share and Care” dans le monde entier pour la prévention et la protection de la santé des salariés, L’Oréal a voulu justement équilibrer les deux pôles de la RSE. Ce programme représente un engagement majeur mais bien d’autres choses restent à faire. Autre exemple: le partenariat avec Emmaüs, une initiative prise l’an dernier par la division Grand Public France par la mise à disposition de produits d’hygiène et de beauté de qualité aux personnes en difficulté. Cette démarche a été très appréciée, les collaborateurs sont impliqués et fiers d’y participer activement. Nous comptons d’ailleurs ouvrir d’autres espaces beauté et bien-être en partenariat avec cette association.
Nous avons également de nombreuses marques engagées pour la société, L’Oréal Paris avec le programme « Stand Up » contre le harcèlement de rue ou encore Saint Laurent Beauté avec le programme « Aimer sans abuser » contre les violences faites aux femmes. Les collaborateurs qui travaillent sur ces engagements se sentent particulièrement investis.
Concernant le digital, j’avais expliqué, dès 2017, qu’une des problématiques du DRH consistera à réconcilier les temps. Aujourd’hui faire un plan à 5 ans ne veut plus dire grand-chose car l’instabilité est permanente. Vous devez concilier avec le temps digital et avec le temps de la concurrence, et les deux vont de plus en plus vite.
En revanche, le temps de l’acquisition de la compétence ne s’est pas accéléré pour autant. Le DRH doit s’assurer d’un relatif équilibre et doit avoir le courage et la détermination de parfois dire à son Comex ou à son DG, “stop, ça ne passera pas”. Cela est très difficile à faire entendre car il y a une réalité de terrain. Il est néanmoins nécessaire d’y prêter une attention particulière afin d’éviter deux risques majeurs : d’une part, une explosion des burn out et, d’autre part, la part belle aux guerriers et aux violents dans les entreprises. Il faut donc rester vigilants sur cette notion du temps.
A ce titre, il convient de reconnaître une vertu à la crise sanitaire : elle a su montrer qu’une entreprise sans humain ne fonctionnait pas. Avant cela, des journalistes questionnaient l’entreprise pour savoir si l’ascension du digital et de l’IA allait finir par remplacer les ressources humaines. Evidemment non et la crise a su le montrer. Maintenant, nous l’avons tous compris : le digital sans les équipes ne sert à rien. Nous sommes passés d’un état où le digital menaçait de remplacer les gens à un état où le digital est en mesure “d’augmenter” les gens : un état de fait bien plus positif selon moi.
Nous venons de parler d’IA ; il est vrai qu’un certain nombre de start-up ne jurent que par l’algorithme pour identifier le candidat idéal mais personnellement, je n’y crois pas une seconde.
L’algorithme permet certes d’identifier le croisement des compétences, notamment les hard skills, néanmoins jamais vous ne remplacerez l’entretien physique, le dialogue entre deux personnes qui, lui seul, permet d’évaluer la capacité à intégrer une culture d’entreprise, à coopérer, etc. Le meilleur algorithme du monde ne répond jamais à cette question. La dimension humaine avec l’ascension du digital va paradoxalement prendre de plus en plus de poids. La considération croissante des soft skills en est la preuve. Le digital fait de la dimension humaine le caractère conclusif des choses ; cela est assez nouveau et on peut s’en réjouir.
Si on omet les compétences métiers techniques habituelles (rémunération, responsabilité sociale etc.), je pense que le DRH doit avoir une capacité à lire l’environnement, à demeurer constamment à l’écoute, à aller à la rencontre des gens, à s’ouvrir, sinon il risque de passer à côté de signaux essentiels.
Il doit être très ouvert sur ce qui se passe, voire anticiper ce qui va devenir, comme le directeur du marketing, premier allié du DRH et inversement, car ils travaillent dans le même espace-temps. La direction marketing doit projeter les besoins clients à horizon 5 ans, quand le DRH doit projeter les besoins d’organisation ou de compétences pour permettre de servir les attentes clients au même horizon.
Enfin, il doit développer des qualités de communication interne et externe car son rôle d’incarnation est de plus en plus important. Il s’agit d’un métier technique qui a une dimension d’incarnation personnelle, ce qui n’est jamais facile.