Elise Vignaud : du marketing à la confection de sirops

Interview

Cette interview fait partie du dossier :
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Elise Vignaud : du marketing à la confection de sirops

17 février 2022

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Elise Vignaud Lissip
     
     
Fondatrice de LISSIP

Après 10 ans en marketing dans le domaine des cosmétiques, Elise Vignaud a opéré un virage à 180 degrés en lançant son entreprise de fabrication de sirops : Lissip

https://lissip.fr/

« Je suis convaincue que lorsque c’est "le bon projet", c’est une histoire de ressenti, cela s’impose à soi ». 

Elise, tu as travaillé pendant environ 10 ans en marketing dans le domaine de la cosmétique avant d’opérer un virage à 180 degrés en lançant ton entreprise de confection de sirops. Quel a été le moteur de ta volonté de changement ?

J’ai toujours ressenti l’envie de monter quelque chose mais sans jamais oser sauter le pas. Aujourd’hui, tout droit sortis d’école, les jeunes veulent commencer en startup, ou lancer leur boîte, les grands groupes n’ont plus la cote. Mais il y a 10 ans, c’était ça qui était prestigieux. J’ai commencé ma vie professionnelle dans des multinationales dans le domaine de la beauté, des grosses machines très processées. Mon job me plaisait mais j’avais néanmoins cette idée au fond de moi. Je suis quelqu’un d’assez manuelle, j’aime créer, avoir le produit entre les mains, le customiser. Petit à petit, cette envie devenait de plus en plus présente.

Néanmoins, mon changement de vie professionnelle fut en réalité un concours de circonstances. J’avais décidé de quitter l’univers de la beauté pour aller dans l’agroalimentaire. Or, quelques jours avant de commencer dans ma nouvelle structure, mon futur manager m’a informé que de grands changements avaient eu lieu au sein de l’entreprise : lui-même n’allait pas rester et le périmètre de mon job avait été largement diminué. J’ai donc refusé le poste. Je me suis posée beaucoup de questions sur ce que je voulais faire. Rester dans des grands groupes ? Aller en start-up ? Monter ma boîte ? Cette situation m’a poussée à m’interroger sur mes envies et mes valeurs. J’ai donc saisi cette opportunité pour rencontrer des entrepreneurs et échanger avec eux sur leurs motivations et les difficultés de l’entrepreunariat. C’est là où j’ai réalisé que je ne me projettais plus dans les grosses structures, j’avais besoin d’un nouveau challenge.

Tu dirais donc que c’est un concours de circonstances qui a accéléré le processus ?

Exactement. Je ressentais une sorte de lassitude à l’idée de continuer dans la même voie. J’en avais assez des process, de la politique, de la vision court-termiste… Après 10 ans, cela ne m’animait plus même si j’avais vécu de belles années dans ce milieu. Machinalement lorsque cette situation est survenue, je me souviens m’être dit "je vais me trouver une autre boite" mais, au fond, je savais déjà que cette perspective n’allait pas m’épanouir et que dans 2 ou 3 ans la question se poserait à nouveau.

J’ai donc décidé de me lancer. Au début, j’ai eu plusieurs idées de business mais je n’arrivais pas à les concrétiser. Une entrepreneure que j’avais rencontrée m’a dit un jour que lorsqu’on a une idée, il faut avoir son produit dans les 3 mois même si c’est une version bêta. Autrement, cela veut dire que ce n’est pas le bon projet. Je ne prétends pas que c’est une vérité absolue mais cette manière de voir les choses me parle : si un projet demeure statique, c’est qu’en réalité l’envie n’y est pas et que rien de concret n’en ressortira.

Puis un jour, j’ai eu cette idée de sirop. Au fur et à mesure des semaines, je me suis aperçue que j’avais des ébauches de recettes, des idées de packaging. Les étapes s’enchainaient naturellement. Je suis convaincue que lorsque c’est "le bon projet", c’est une histoire de ressenti, cela s’impose à soi. En tout cas, c’est ce qui s’est passé pour moi.

Ton idée de sirop semble s’être imposée comme une évidence alors que tu venais d’un tout autre secteur d’activité. As-tu une appétence particulière pour la gastronomie et plus spécifiquement pour les sirops ? 

J’aime la gastronomie au sens large. J’aime aller au restaurant mais j’adore aussi cuisiner et créer des recettes. La gastronomie est un univers assez enthousiasmant tant par ses possibilités de création que par l’idée de partage. Elle réunit beaucoup de valeurs qui m’animent.

Le sirop, c’est un produit qui m’accompagne depuis mon enfance. Il y a toujours eu du sirops chez mes parents. Cette boisson fait partie de mes habitudes. C’est quelque chose qu’il faut avoir dans ses placards : on a de la grenadine comme on a du sel et du poivre.

Ah oui ! il y avait quand même un fil conducteur à ce projet ..

Oui, aujourd’hui j’en donne aussi à mes enfants. C’est un peu grâce à eux d’ailleurs que Lissip est né. Un jour, je leur servais à boire et j’ai prêté attention à la bouteille. Elle ne me ressemblait pas du tout ! Dans mon quotidien, je fais attention à ce que je mets dans mon assiette. Or là, ce produit était rempli de conservateurs et de colorants. Sur la bouteille, il y avait des fruits avec des yeux et une bouche qui me souriait… Je me suis dit que cette boisson avait vraiment été dévalorisée et qu’il y avait quelque chose à faire.

Je suis donc partie explorer ce marché : les packagings étaient soit très enfantins soit très traditionnels et la composition assez douteuse. J’ai réalisé que les sirops étaient rarement mis en avant et avaient une mauvaise image : par exemple, on ne sort jamais de sirop à l’apéro. Mon idée était de retravailler 3 pilliers : le packaging, les saveurs et la composition. Le concept a évolué bien sûr. Aujourd’hui, c’est une marque de sirop pour adultes, packagée de manière élégante et épurée. Contrairement aux autres sirops du marché qui sont mono goût, Lissip propose des mariages de saveurs à partir de fruits, de légumes, d’épices et herbes aromatiques. Les saveurs sont plus recherchées, plus subtiles également. Et côté composition, on part de l’essence même d’un sirop, c’est-à-dire le fruit, donc pas d’additif ni arôme ajouté, c’est une liste d’ingrédients ultra courte. En réalité, le sirop, c’est une confiture… version liquide. Or, même dans une confiture bas de gamme, il n’y a pas tous ces ajouts donc rien ne justifie qu’il y en ait dans les sirops !

Parle-nous de tes premières recettes, comment t’es-tu lancée ?

J’ai commencé avec les moyens du bord : j’ai pris mon mixeur, emprunté une centrifugeuse à une amie, réfléchi à des associations et je me suis lancée. J’ai commencé à faire un nombre incalculable de tests sur plein de saveurs différentes. Je mettais les essais dans des pots de confitures avec des post-it : V1, V2… V8. Mon réfrigérateur en était rempli. J’avais mis en place un panel d’amis qui testaient régulièrement et j’avais établi un fichier de notation pour évaluer les recettes.

Comment s’est déroulée la suite ? Lissip est une très jeune société, je suppose que tu es toujours en phase d’optimisation des différentes tâches et process ?

Après cette première phase d’expérimentation, j’ai cherché des fournisseurs, contacté des producteurs, estimé les coûts de revient et cherché un lieu de production. J’ai débuté dans des cuisines partagées au Château de Nanterre, un lieu qui incube des marques écoresponsables. En parallèle, j’ai travaillé sur différentes options de marque, le nom, le design. C’est difficile de trancher seule sur des sujets aussi fondamentaux.  

Je me suis aussi formée sur les process de fabrication, la règlementation, les normes d’hygiène... C’est primoridal d’avoir un produit stable et irréprochable d’un point de vue qualité. Jusque là, j’avais tout fait en autodidacte, il fallait donc que je valide ces aspects. J’ai eu l’agréable surprise de voir que mon intuition et les conclusions de mes recherches étaient finalement assez bonnes.

Mon premier test commercial a eu lieu à Noël 2019 dans deux épiceries fines. Dix jours après, tous les produits avaient été vendus et les épiceries me demandaient un réassort ! Ce premier signal positif m’a beaucoup encouragée ! Ensuite, le confinement a bouleversé mon planning de lancement et j’ai donc officiellement lancé Lissip l’été suivant.

Aujourd’hui, ma production est optimisée et le quotidien est bien rodé mais Lissip grandit et j’ai des décisions stratégiques à prendre pour l’avenir de la marque. Nous faisons tout de manière artisanale ce qui prend du temps : couper les fruits, les presser, les filtrer, faire une cuisson lente pour préserver la saveur des ingrédients, étiqueter, mettre en carton... La demande augmente (et tant mieux bien sûr !) mais il faut pouvoir suivre en production, donc s’équiper de machines sans pour autant industrialiser les process car je tiens à conserver ce niveau de qualité et d’exigence.

Tu es pour la première fois à tête d’une entreprise dans tout autre secteur que le marketing, n’est-ce pas trop difficile de prendre toutes ces décisions stratégiques toute seule ?  

Si, ce n’est pas tous les jours facile. Au début, je ne croyais pas au mythe de la solitude de l’entrepreneur, mais c’est une réalité.

Lorsqu’une décision importante est à prendre, j’ai beau questionner mon équipe, mon entourage, il faut à un moment trancher... seule. C’est une vraie pression.

C’est le cas aussi dans le quotidien car j’aborde tellement de choses loin de mes compétences de base. Au lancement de Lissip, je me suis formée sur le tas : comment créer une société, le dépôt de marque, la comptabilité, les factures, la logistique… tout en approfondissant ma connaissance du secteur agroalimentaire, la qualité, la traçabilité... J’ai activé mon réseau, rencontré des experts. Je trouve qu’il y a une vraie entraide entre les entrepreuneurs. Au début, j’ai hésité à checher un associé. C’est vrai que beaucoup de start-ups se lancent à 2, 3 voire plus. Je n’ai pas trouvé et en réalité je n’ai pas vaiment cherché. Plus j’avançais dans mon projet, plus je me rendais compte que j’avais tout construit seule et que ce n’était peut-être pas si nécessaire.

Je suppose que le processus de changement de vie n’a pas été tous les jours roses. As-tu parfois douté ?

Oui, surtout les premiers mois. Lorsque j’ai commencé à produire, j’ai vécu de grands moments de solitude ! J’avais acheté du matériel professionnel mais je débutais, tout n’était pas forcément adapté. Il faut s’imaginer : 22h, j’étais seule dans un espace de 600m2 de cuisine et à cause d’un mauvais entonnoir j’ai perdu les trois quarts des sirops que j’avais préparé... dans ce genre de moments je me suis vraiment dit "pourquoi je me suis lancée là dedans ?."

La fatigue physique peut aussi faire douter. Au début, j’allais à Rungis à 4h du matin acheter ma matière première, puis direction Nanterre à 6h avec ma voiture pour produire. Je déchargeais mes cageots, je faisais toute ma prod jusqu’au soir pour ensuite recharger des caisses de 25kg et retourner dans le lieu qui me servait de stockage. C’était éreintant. Comme dans toute boîte qui se monte, la première année est très dense, il faut mettre beaucoup de choses en place, on apprend, on tombe, on se relève et on continue. Il faut aussi associer cela à une vie de famille. À 8 mois de grossesse, j’étais encore en production…

Aujourd’hui, l’entreprise est organisée, j’ai déménagé mon atelier dans Paris, j’ai recruté une équipe, je collabore avec un ESAT qui m’épaule sur différents aspects. C’est important aussi d’apporter une dimension sociale à Lissip. Tout ceci me permet de passer plus de temps sur le développement commercial de l’entreprise même si je continue à être aux manettes de la production.  

T’es-tu sentie soutenue par ta famille, tes amis ?

Mon entourage m’a toujours encouragée. J’ai la chance d’avoir un mari qui m’a soutenue dans ma décision et qui a cru au projet dès le début. En revanche, c’est vrai que les gens étaient un peu sceptiques quant au produit car ça n’avait rien de révolutionnaire : "des sirops, vraiment ?." Petit à petit, ce sentiment s’est estompé notamment lorsque Lissip à commencer à prendre : d’abord 10 points de vente, puis 30, puis aujourd’hui ce sont près de 200 épiceries qui référencent mes produits et parmi elles de grosses enseignes comme le BHV, Lafayette Gourmet, etc. À cela s’ajoute la reconnaissance des professionnels du secteur, les prix que Lissip a reçu tels que les prix Epicures qui récompensent les meilleurs produits en épicerie fine. Lissip a gagné en légitimité.

Depuis le début de ton processus, je ressens une force tranquille qui te guide, quelque chose d’assez instinctif chez toi, comme une boussole interne qui te guide au quotidien.

C’est juste. Je suis quelqu’un de posée, cela aide pas mal à rester sereine malgré le stress inhérent à un lancement de boite et je fais confiance à mon instinct. Cela étant dit, j’ai énormément travaillé au début, je ne laisse rien au hasard et j’ai eu beaucoup de chance : mon projet a marché dès le lancement. Dans le domaine de la food, ça peut paraître trivial à dire, mais le produit doit être bon, c’est un prérequis fondamental. Il doit plaire gustativement mais aussi visuellement. Cet accueil positif m’a donc permis d’éviter les grosses phases de remise en question.

Quel est ton driver ? Qu’est-ce qui te fait lever le matin ?  

Mon driver : la liberté sans aucun doute ! Aujourd’hui, cela serait frustrant pour moi de retourner dans un poste en tant que salariée. Je n’ai pas la prétention de dire que je n’y reviendrai jamais car peut être que Lissip échouera dans deux ans. Dans ce cas je n’aurai pas de regret car cela aura été génial d’avoir gouté à ce mode de vie.

Au quotidien, ce qui est fantastique, c’est que je n’ai pas l’impression de bosser car cela me plaît, j’adore ce projet, c’est passionnant ! Aucune journée ne se ressemble : je peux être en production, au bureau avec mon équipe, chez moi, en dégustation chez des clients, sur des salons... C’est stimulant de se lever tous les matins en se disant que je vais faire grandir la marque, faire avancer le projet et que des gens vont prendre plaisir à déguster mes sirops.

Es-tu fière d’avoir eu le courage d’assumer un choix de carrière "non conventionnel " ? Es-tu fière de ton choix ?

Je suis surtout fière d’avoir concrétisé une envie qui m’animait depuis longtemps et d’avoir créé une marque qui me ressemble. L’entrepreneuriat doit être un choix réfléchi car il a beaucoup de côtés très positifs, mais nécessite aussi des sacrifices sur le plan personnel, financier et professionnel. Aujourd’hui, ce changement de vie me convient parfaitement et je ne le regrette pas une seule seconde.