Jean-Édouard Grésy : " Le conflit, c’est d’abord la possibilité du débat "

Interview

Jean-Édouard Grésy : " Le conflit, c’est d’abord la possibilité du débat "

11 août 2022

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Jean Edouard Gresy
     
     
Associé fondateur du cabinet Alternego, anthropologue, Docteur en Droit, Jean-Édouard Grésy intervient dans les entreprises en amont des projets de transformation comme conseil et en aval des crises en tant que médiateur. Il défend la fonction sociale du conflit.

La conflictualité dans le monde de l’entreprise est-elle en progression ?

C’est évident. On sait que la distance agit comme un facteur d’accentuation du risque de conflictualité. A cet égard, le confinement et le télétravail ont multiplié les situations explosives. On peut parler d’un effet “corona bug”. La raréfaction du dialogue spontané, l’absence d’occasions d’échanges informels, autour de la machine à café ou entre deux portes, a calcifié des tensions déjà existantes et en a nourri de nouvelles. Pour ne parler que des activités de notre cabinet, les demandes de médiation ont été quatre fois plus nombreuses en 2020 qu’en 2019. Et tout est en place pour que la tendance se confirme : hybridation à grande vitesse des organisations, institutionnalisation du télétravail. A quoi j’ajouterais deux phénomènes émergents, et qui me semblent assez inquiétants du point de vue de leurs conséquences en termes de mal-être : la “simplification” des organisations et la “plateformisation” des fonctions cadres.

Vous évoquez les organisations simplifiées. Le fait d’alléger les lignes hiérarchiques serait selon vous vecteur de conflictualité ?

C’est très contre-intuitif, mais bien réel. Les entreprises dites “libérées” en font d’ailleurs vite l’expérience : le nivellement hiérarchique, la disparition d’ancrages statutaires bien identifiés participent souvent dans un premier temps d’un délitement de la décision qui favorise les situations de stress et de blocage. S’il est très sain d’associer davantage les collaborateurs aux décisions qui les concernent, le management est encore mal outillé pour négocier la survenance des désaccords et accueillir le débat et la contestation.

Vous parlez également de “plafetormisation” des fonctions cadres, qu’entendez-vous par là ?

Les entreprises sont de plus en plus nombreuses – et les cabinets conseil les poussent franchement dans ce sens – à affecter leurs cadres à des tâches segmentées d’exécution et d’enregistrement via des outils numériques ultra-formatés. Un peu comme le taylorisme l’avait fait en son temps pour les ouvriers, à cette différence près : alors que la division du travail dans l’industrie s’était accompagnée d’une promesse de sécurité professionnelle et d’augmentation du pouvoir d’achat, la cadres n’ont rien à gagner de la plateformisation. Ils y perdent même beaucoup, en prise d’initiative et en autonomie, en responsabilisation, en socialité, en fierté. Il y a là toutes les conditions de situations délétères.

Comment empêcher les conflits ?

Il ne s’agit pas de les empêcher, surtout pas ! Ce qui crée de la souffrance au travail, ce ne sont pas les conflits, c’est au contraire le fait que le conflit soit tu. Le conflit, c’est d’abord la possibilité du débat. Hannah Arendt a parfaitement montré que les seules sociétés où le conflit n’existe pas sont les sociétés totalitaires. Le conflit est inévitable, il est un élément constitutif de la nature humaine et des rapports sociaux. En sociologie, en anthropologie, en psychologie, le conflit est vertueux. Paul Ricœur parle de conflictualité productive, Yves Clot de coopération conflictuelle ou de saine disputatio.

Le terme de conflit renvoie pourtant souvent à l’idée de violence…

La violence est inacceptable, et le droit est là pour la circonscrire. Paradoxalement, c’est en permettant le conflit que l’on désamorce la violence. Il y a des entreprises, des secteurs d’activité même, où l’on pratique une culture du “conflit chaud”. Sur les chantiers du BTP, quand quelque chose ne fonctionne pas, on pousse un bon coup de gueule, et puis on s’attaque au problème. Dans une TPE, lorsque deux salariés s’opposent, ou lorsqu’un individu impose aux autres un comportement toxique, le patron ou la patronne va régler la problème très vite, tout simplement parce que s’il ne le fait pas, c’est l’activité de l’entreprise qui en pâtit immédiatement. Et puis il y a des entreprises adeptes d’une culture du “conflit froid”, où la confrontation est empêchée et ou on laisse pourrir les situations à force de les occulter. C’est le propre des grandes organisations, régies par ce que Michel Crozier décrivait comme l’une des caractéristiques du management à la française, à savoir l’évitement du face à face, de la confrontation, du conflit. J’ai même vu des grandes boites où l’on provisionnait les effets des conflits non réglés !

Si le conflit est vertueux, il faut tout de même le réguler ?

Bien sûr, sinon il provoque des situations de blocage : on n’arrive plus à prendre ou à appliquer des décisions. Les situations de conflit génèrent les mêmes symptômes : le temps paraît figé, l’argumentation s’appauvrit, et la dimension émotionnelle prend le dessus. Avec le risque d’une confusion entre le problème et la personne. C’est pourquoi les conflits doivent être réglés, d’une manière ou d’une autre. A défaut de pouvoir le faire en face à face, c’est à cela que sert la médiation.


Les managers passeraient un mois par an à gérer les conflits

Plus de 152 Mds€ par an de coût salarial à l’échelle française : tel est le coût de la conflictualité au travail estimé par OpinionXWay en collaboration avec All Leaders Initiative et le cabinet Topics. Selon cette analyse, deux tiers des salariés sont confrontés aux conflits professionnels et le temps passé à les gérer est évalué à 3 heures par semaine en moyenne par salarié, soit 20 jours par an. «À l’heure où se réinventent les organisations du travail et les modes de fonctionnement, il serait préjudiciable de ne pas intégrer cette réflexion, alors qu’on constate à travers cette étude que seuls 5% des salariés ressentent un très fort sentiment de sécurité psychologique. Si le travail hybride est une formidable opportunité d’améliorer l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, il peut aussi être un élément de déstabilisation, catalyseur de nouvelles tensions entre managers et collaborateurs ou entre collègues», commente Bruno Mettling, président fondateur de Topics.