Interview
Sociologue, professeur au Collège de France
13 mars 2019
Devenez, à votre échelle, acteur du changement ?
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"Le talent sera défini comme une capacité d’exercice du jugement pour agir en horizon incertain"
P.-M.M. C’est notamment la monétarisation du talent qui a changé, comme je l’explique dans mon chapitre du livre "Le Talent en débat". Une conception du talent directement inspirée des sports ou des arts s’est diffusée, qui est centrée sur les écarts de performance individuelle dans des emplois à forte valeur ajoutée, et qui convertit des écarts de productivité au travail directement en écarts équivalents ou supérieurs de rémunération. Ce qui suppose de mesurer la performance de chaque individu sans tenir compte des interdépendances dans l’entreprise, et d’inciter les individus à se comporter comme des "free-agents" au sein des entreprises, prêts à se laisser débaucher si on leur offre mieux ailleurs. Le salaire médian chez Facebook était en 2017 de quelque 240 000 dollars, ce niveau donne une idée de l’intensité de la guerre des talents et du "talent traffic" en Californie.
Mais c’est aussi la structure des rémunérations qui change, avec une part croissante de rémunérations en actions pour les talents qu’une entreprise veut retenir. Cette spéculation sur le talent est désormais transportée dans la recherche en intelligence artificielle avec un déséquilibre tel entre offre et demande que les ingénieurs et chercheurs talentueux ont un pouvoir de marché sans précédent, qui fait penser au marché des talents sportifs ou artistiques. La Chine n’est pas en reste, y compris dans le monde de la recherche universitaire qui n’avait pas payé jusqu’ici cent fois plus un chercheur qui a cent fois plus de publications ou de citations qu’un de ses collègues. Ça devient le cas en Chine.
P.-M.M. Apprendre, c’est aussi le mot clé de la révolution de l’intelligence artificielle. Les travaux se multiplient pour analyser comparativement cette intelligence qui opère dans l’apprentissage des humains et dans celui des machines. Si l’intelligence humaine est entièrement réductible à l’apprentissage profond que pratiquent (sans qu’on comprenne très bien comment) les machines et si, donc, elle est entièrement mécanisable à la faveur de la mise au point d’algorithmes de plus en plus puissants, le sort du travail humain sera scellé : la machine sera plus efficace que nous. Il existe un scénario plus subtil, qui préserve un territoire particulier à l’humain, celui du jugement dans l’exercice de l’action productive et dans la prise des décisions, dans les situations auxquels on fait sans cesse face pour agir et travailler.
L’intelligence artificielle nous procure l’un, mais l’un seulement des composants critiques de l’exercice de l’intelligence : la capacité d’anticipation et de prédiction. Celle-ci est un élément essentiel du processus de prise de décision face à un problème, dans une situation donnée et à des fins d’obtention d’un résultat aussi efficace que possible. La prédiction exploite des données du passé et du présent pour résoudre des problèmes, et aider à décider. La précision de la prédiction est améliorée par les feedbacks qu’engendrent la production du résultat et son appréciation. L’apprentissage se compose donc des informations à exploiter, de l’entraînement à résoudre un problème sur la base de ces informations et du contrôle du résultat qui engendre des rectifications (erreur) et des améliorations. L’apprentissage est un processus en boucles de progression. Au total, l’intelligence utilise donc trois types de données : des données d’entraînement (des programmes) pour s’exercer, des inputs informationnels pour appliquer ses algorithmes et des données de feedback pour augmenter la précision de ses prédictions.
L’humain apprend ainsi, et les machines aussi. On voit apparaître dans ce processus une division du travail. Les situations et les réalités qui ont des coefficients de régularité et de routine suffisants permettent d’engendrer des données stables, à partir desquelles les algorithmes apprenants convergent sur des prédictions précises et fiables. Ces données ordonnées en routines et les traitements qu’elles permettent, les machines les prennent en charge avec vitesse, efficacité et sans fatigue, pour livrer leur analyse prédictive. Mais quand les objets ou les événements générateurs de données à analyser par les intelligences artificielles sont plus rares, la capacité prédictive est limitée et l’humain intervient.
En réalité, cette partition indique aussi comment fonctionne l’exercice de la décision. Les décisions que nous prenons sont si nombreuses, et si banalement continuelles que nous en oublions les plus habituelles et routinières, que nous confions à notre pilotage automatique inconscient. La charge mentale du traitement des cas soumis à décision doit être allégée pour être gérable. Le travail cognitif conscient est réservé aux cas qui exigent que le niveau de réflexion et d’analyse s’élève, et que soit suspendu le pilotage automatique : c’est notamment le cas dans les situations surprenantes et inhabituelles. Ces cas sont ceux dont le résultat n’est pas immédiatement probabilisable. Ces décisions opèrent en horizon incertain, soit en raison de la complexité des facteurs et des données de situation à prendre en compte, soit en raison des effets d’interaction vite complexes entre les acteurs de la décision, soit encore en raison de la rareté des événements considérés.
Le jugement qui s’applique à de telles données doit apprécier les bénéfices et les coûts de chaque solution envisageable. En horizon incertain, le jugement humain est directement nécessaire et irremplaçable, et en même temps faillible.
L’apprentissage est là pour corriger les erreurs, mais avec la difficulté de s’appliquer à des cas particuliers, impossibles à probabiliser efficacement. Il existe, dans les activités humaines, des domaines de pratique, que j’ai évoqués plus haut, et qui font de l’incertitude la condition intrinsèque de la réalisation, et notamment les activités d’invention, de création et de résolution de problèmes complexes.
P.-M.M. Précisément en écartant comme des repoussoirs, pour les actes les plus décisifs, la prescription par les règles et les formules de production de résultats prévisibles, et en valorisant les solutions originales, émergentes et non pas simplement extrapolées à partir des informations sur le passé.
Je suppose que le perfectionnement de la pratique dans ces activités parmi les plus admirées et les plus valorisées tire parti non pas simplement de la lente conquête de l’intelligence humaine sur le bruit de sa machinerie cognitive et corporelle, mais tire aussi parti de l’épreuve d’incertitude qui s’attache à l’activité de création et d’invention. Et cette marge d’incertitude est reconstituée chaque fois pour dépasser le simple cadre d’un problème algorithmique de résolution de problèmes probabilisables. Ne serait-ce d’ailleurs que pour faire progresser la recherche en intelligence artificielle. En ce sens, le talent sera défini comme une capacité d’exercice du jugement pour agir en horizon incertain.
Propos recueillis par Alain Delcayre.
Lire le premier volet de cette interview.
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Pierre-Michel Menger
Sociologue, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS.