Philippe Silberzahn : "Baser nos décisions uniquement sur la prédiction nous expose à des dangers, liés à la nature du monde, changeant et non linéaire"

Interview

Philippe Silberzahn : "Baser nos décisions uniquement sur la prédiction nous expose à des dangers, liés à la nature du monde, changeant et non linéaire"

17 mars 2022

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Philippe silberzahn
     
     
"L’incertitude rend possible l’action humaine"

Professeur de stratégie à l’emlyon business school, ancien chef d’entreprise Philippe Silberzahn étudie les organisations depuis plus de vingt ans. Dans "Bienvenue en incertitude, Survivre et prospérer dans un monde de surprises" , il donne des dizaines d’exemples issus de tous les domaines d’activité de chocs, provoqués par des évènements, par essence, imprévisibles. Cet ouvrage, sorti en pleine crise sanitaire, défend l’idée que les organisations, tout comme les hommes et les femmes, peuvent adopter une culture de l’incertitude. 

Quelle est la genèse de cet ouvrage ?

Je travaille sur le thème de l’incertitude depuis de nombreuses années. D’abord comme chef d’entreprise dans des domaines innovants où les marchés n’étaient pas établis avec parfois des impasses, des échecs et des réussites. Puis j’ai développé ce thème dans mes recherches. Philosophiquement c’est une idée intéressante, l’incertitude rend possible l’action humaine.

Vous dressez longuement un constat accablant, tout notre système repose sur un paradigme inadapté à l’incertitude : le paradigme prédictif. Or notre capacité à prédire est très mauvaise dans un environnement en perpétuel changement et c’est même dangereux de faire reposer une stratégie sur de la prédiction…

Dès l’âge de 8 ans on demande à un enfant d’avoir un projet professionnel, on fait des business plans etc. Notre paradigme de prise de décision repose sur la prédiction. Elle est utile, quand j’achète un billet d’avion Paris-Marseille, je suis content que la compagnie aérienne, le pilote et moi-même partagions la même prédiction. Pareil quand on veut produire des voitures, il faut s’y prendre deux ans à l’avance pour la conception, le montage etc.

En revanche, baser nos décisions uniquement sur la prédiction nous expose à des dangers, liés à la nature du monde, changeant et non linéaire. Les évolutions se font par petites touches puis l’on fait face à une brusque variation. Le covid est dans tous les esprits mais on peut trouver des exemples dans tous les secteurs économiques, sociaux, politique et même dans la science! En 1906, les physiciens pensaient que l’on avait tout trouvé dans leur domaine, puis un modeste employé d’un institut de brevets, Albert Einstein, a tout chamboulé.

Le paradigme basé sur la linéarité suppose que demain est égal à aujourd’hui. Les formations de management notamment, basées sur ce paradigme, ne correspondent pas aux évolutions du monde. Cette déconnexion entre « la carte et le territoire » provoque des sorties de routes régulières, parfois coûteuses comme les accidents industriels, économiques, sociaux.

Vous distinguez risque et incertitude. Pourriez-vous donner quelques exemples ?

La distinction théorisée depuis 1921 est assez peu utilisée. Le risque c’est ce qui caractérise des événements répétés de façon identique comme le vol de voiture, la vente de brosses à dents. Un assureur aura des historiques par vente, zone géographique, heure de la journée, couleur etc. Sur cette base statistique il construit des probabilités, émet des hypothèses de continuité.

L’incertitude est liée à des événements inédits, qui ne se sont jamais produits, qui se prolongent dans le temps. Le covid, on ne sait pas quand cela a commencé et on ne sait pas quand cela se terminera. Il s’agit d’un long processus multiforme avec des implications au niveau de la santé, de l’économie, de la société, des relations entre les gens, sur le monde du travail, la logistique etc. Face à ces objets complexes, non limités dans le temps ou dans l’espace, uniques, l’appareil statistique ne convient plus ; il faut donc adopter une logique radicalement différente.

La solution consiste pour vous à développer une culture de l’incertitude. Pourriez-vous nous dire en quoi cela consiste-t-il ?

Cela consiste à admettre le monde tel qu’il est : reconnaitre qu’il est changeant, de façon surprenante. Le propre des révolutions c’est qu’elles sont évidentes a posteriori, mais avant qu’elles n’arrivent, elles paraissent improbables voire inimaginables.

L’incertitude est inhérente à notre monde, la majorité de notre temps se déroule au sein d’institutions humaines (famille, entreprise, société) gouvernées par des croyances, des anticipations, des espoirs, des modèles mentaux, qui génèrent de l’incertitude. Cela peut être inquiétant mais c’est aussi la source d’innovation et de changement.

L’incertitude donne toute sa place aux généralistes. Ils savent adopter une posture entrepreneuriale : elle peut prendre plusieurs formes, consiste à reconnaître la nouvelle situation plus à tisser de nouveaux liens.

Vous donnez une image intéressante, celle du triomphe de Montaigne (le doute et le questionnement comme méthode de compréhension du monde) sur Descartes (le doute cartésien suspend provisoirement tout ce qui n'est pas certain). Vous dites aussi que face au changement perpétuel la seule certitude c’est l’identité…

L’incertitude et le choc interrogent l’identité de la personne, de l’organisation. Les entreprises ayant bien géré le confinement sont celles qui ont réussi à contacter qui elles étaient vraiment. Des managers de supermarché me confiaient, par exemple, avec des étoiles dans les yeux, qu’ils avaient remis la main sur des palettes, pour la première fois depuis 15 ans, chargeaient des camions à 4h du matin, serraient la main aux clients etc. Ils ont recontacté l’essence de leur métier.

La stabilité que représente une identité consciente et assumée permet de poser des questions même désagréables et de faire face à des changements brusques. J’ai proposé à des entreprises confrontées à des situations dures, telles que des accusations externes, de réaliser une lecture des événements au travers de leur identité. Cela évite des réactions purement défensives.