Pierre-Eric Sutter : l'éco-anxiété : un atout pour l'entreprise ?

Interview

Pierre-Eric Sutter : l'éco-anxiété : un atout pour l'entreprise ?

18 février 2022

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Pierre eric Sutter
     
     
Comment définir l'éco-anxiété ? Qui touche-t-elle ? Et quel est son impact pour l'entreprise ? Réponses avec Pierre-Eric Sutter. Psychologue du travail et psychothérapeute, il s'est spécialisé dans ce trouble psychique qui ne cesse de gagner du terrain. Interview.

Comment définir l'éco-anxiété ? Qui touche-t-elle ? Et quel est son impact pour l'entreprise ? Réponses avec Pierre-Eric Sutter. Psychologue du travail et psychothérapeute, il s'est spécialisé dans ce trouble psychique qui ne cesse de gagner du terrain. Interview.

Qu'est-ce que l'éco-anxiété ?

Il n'existe pas de définition ni de reconnaissance officielle de l'éco-anxiété. Le terme a été inventé et théorisé en 1997 par la chercheuse en santé publique Véronique Lapaige. Et, personnellement, c'est en 2017 que j'ai vu arriver dans mon cabinet des patients se disant éco-anxieux : ils exprimaient des angoisses rétrospectives devant la perte de la biodiversité et des effrois prospectifs liés, entre autres, aux dérèglements climatiques. L'éco-anxieux a peur de la fin du monde. Il s'attriste de la fonte de la banquise et se demande comment les légumes pousseront à Lyon quand il y fera aussi chaud qu'à Alger.

Des personnes très lucides en somme. Ce sont les autres qui sont malades ?

L'éco-anxiété n'est pas une maladie mais elle peut rendre malade. Je la définis comme une prise de conscience aigüe des problématiques environnementales, une crise de sens qui peut déboucher sur de l'anxiété chronique ou une dépression réactionnelle, des pathologies qui sont, pour le coup, bien connues et bien documentées. Les autres ne sont pas malades non plus. Disons qu'ils n'ont pas vécu leur "métanoïa", cet état de conscience supérieur qui modifie le regard d'un individu sur le monde. Le fumeur sait que "fumer tue", c'est écrit sur son paquet de cigarettes. Mais l'information n'est pas suffisante ; il lui faut un choc, un déclic, pour qu'il prenne conscience des risques et qu'il arrête. Comme la mort d'un proche d'un cancer du fumeur par exemple.

Existe-t-il un profil type d'éco-anxieux ?

D'après mon expérience en cabinet, je dirai que l'éco-anxieux a une prédisposition générale à l'anxiété et, très souvent, un passé, une enfance, en lien avec la nature. A la différence de bien des citoyens qui sont totalement coupés d'elle, déracinés du "pays" et donc de leurs origines "païennes", celles de la terre qui nous nourrit. Ainsi 15% des Américains ne savent pas que le lait vient de la vache ! Or les termes humain et humus ont la même racine : ils renvoient au sol, à la terre. Quand on en est coupé, on devient "inhumain". Et l'on se pense alors très au-dessus de la nature et de ses lois. Dans humain, il y a aussi le mot "humble". L'éco-anxieux sait que l'homme n'est pas tout puissant. Le Covid en est la preuve.

 Et d'un point de vue sociologique ?

En septembre 2021, la revue scientifique The Lancet planetary health s'est fait l'écho d'une étude universitaire internationale sur l'état d'esprit des 16-25 ans, soit 10 000 jeunes sondés dans dix pays. Ses résultats révèlent un profond pessimisme : 75% d'entre eux jugent le futur effrayant ; 56% pensent que l'humanité est condamnée ; 39% ne veulent pas avoir d'enfants. Et 59% se déclarent inquiets face au dérèglement climatique. Paradoxalement, ces chiffres sont pour moi une source d'espérance. Une véritable chance. Pour la première fois, un groupe d'être humains, appelé à prendre les reines du pouvoir, a conscience de la gravité de la situation. Et, à la différence de leurs parents, ils ont moins de dépendance inconsciente à la société de consommation et à l'idée de croissance infinie.

L'éco-anxiété concerne-t-elle avant tout les jeunes ?

Nous manquons aujourd'hui d'informations pour les autres tranches d'âge, mais aussi, pour la France. C'est la raison pour laquelle j'ai cofondé l'Obveco, l'Observatoire des vécus du collapse, un terme qui renvoie aux effondrements en cours, comme celui de la sixième extinction massive. Cette année, nous lançons une vaste enquête nationale qui n'est pas une enquête d'opinion mais une étude scientifique basée sur un outil psychométrique. Nous pourrons ainsi mesurer l'éco-anxiété à l'échelle d'un individu et d'un pays.

Quel est l'impact pour les entreprises ?

Avec l'éco-anxiété, les entreprises vont être, de plus en plus, confrontées à des problèmes de recrutement et d'effectif. Depuis 2018, plus de 30 000 étudiants, issus des plus grandes écoles, ont signé le Manifeste Etudiant pour un réveil écologique. Avec le souhait de travailler au sein d'entreprises réellement engagées dans la transition écologique. Ce sont les talents de demain. Or beaucoup d'entreprises se contentent de faire de la RSE sous forme de coups de communication. Elles agissent, en coulisses, en trainant des pieds. 

Les jeunes ont également vu la souffrance au travail de leurs parents. Ils n'en ont pas envie. Je suis sidéré de voir, dans les entreprises, soi-disant engagées, des responsables RSE faisant des burn-out. Où est la cohérence ? Les entreprises doivent aujourd'hui respecter le vivant, en externe mais aussi en interne. Le vivant c'est tout autant la nature que les êtres humains. C'est d'ailleurs le sujet de mon prochain livre : "L'entreprise existentielle, le vivant au cœur de la stratégie". 

Que devient l'éco-anxieux en entreprise ?

En général il fait un burn-out ou il démissionne. L'éco-anxieux ne peut en effet s'accommoder d'une entreprise qui se contente d'un catalogue d'actions RSE. J'ai montré, dans une étude, qu'il suit un cheminement en 11 étapes. A un moment, il touche le fond, "la vallée de la mort". C'est là, après s'être affranchi de la doxa, la bien-pensance dominante de la société, qu'il réalise que son employeur n'est qu'une machine à greenwashing. A ce moment-là, soit il tombe dans l'anxiété et la dépression, empli d'angoisse de finitude, soit il se prend en main et s'en sort en renouant avec l'action, en mode solutions. Cela peut le conduire à rejoindre une entreprise à mission, une association, à fonder son éco-projet ou son entreprise éco-responsable. "Seule l'action nous délivre de la mort", comme l'écrivait St-Exupéry.

Beaucoup de militants écolos et d'acteurs du changement font pourtant des burn-out...

Une de mes étudiantes a réalisé un travail remarquable sur ce sujet en interviewant 700 militants. Ceux qui militent avec une passion "obsessive" ont un taux de dépression plus élevé que ceux qui en font une passion "harmonieuse". Ces derniers sont tout autant anxieux mais ils parviennent à faire de leur engagement un outil d'estime de soi au service de leur bien-être. En soignant le monde, ils se soignent eux-mêmes. Tout est une question d'équilibre.

L'éco-anxieux peut-il être un atout pour l'entreprise ?

Oui, pour une entreprise à mission qui agit avec éthique et transparence en faveur de l'environnement, l'éco-anxieux est le profil idéal. C'est même un moteur. Un leader d'opinion pour ses collègues. Aujourd'hui les entreprises engagées font surtout jouer des motivations extrinsèques, soit incitatives, soit contraignantes. Danone, par exemple, a motivé financièrement ses managers pour atteindre ses objectifs de décarbonation. C'est déjà ça, mais cela n'ancre pas les éco-comportements dans la durée. C'est comme les nudges. La science a montré qu'une fois l'objectif atteint, tout est à recommencer. Il faut donc agir non sur les comportements mais sur les intentions et les valeurs qui sont des motivations intrinsèques. L'entreprise authentiquement éco-responsable a donc tout intérêt à recruter des éco-anxieux.