Pierre-Michel Menger : les gens doués par nature, c’est un mythe. 2/3

Interview

Pierre-Michel Menger : les gens doués par nature, c’est un mythe. 2/3

Sociologue, professeur au Collège de France

11 mars 2019

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Le recours à la notion du talent constitue une avancée supplémentaire dans la définition capacitaire des personnes. Elle souligne l’interaction complexe et dynamique des hard skills et des soft skills.

Définir le talent n’est pas une tâche aisée. Entre héritage génétique, poids de l’éducation, effort individuel et outil de cotation des personnes… le talent reste une notion floue et controversée. Directeur de l’ouvrage collectif "Le talent en débat" (PUF, 2018), Pierre-Michel Menger, sociologue, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS, en clarifie les contours.

"La définition la plus inclusive du talent doit supprimer plus ou moins radicalement la compétition et la valeur différentielle des emplois"

Partie 2/3 : Générer et gérer le talent

Tout le monde peut donc acquérir un ou des talents ?

P.-M.M. Tout individu se définit par un ensemble de capacités qui appellent à être développées. Ensuite interviennent deux problèmes clés. Premièrement, ces capacités, comment les mettre en œuvre et comment les valoriser ? Pour l’individu qui souhaite se réaliser au mieux de ses possibilités, elles ont intrinsèquement une valeur : rien n’est plus mutilant pour la personnalité individuelle que de ne pas pouvoir bénéficier d’un horizon long de développement de soi, que ce soit dans un travail ou dans une passion personnelle. Mais si la valeur de ces capacités est mesurée de manière comparative, pour identifier celle ou celui qui excelle dans telle ou telle activité, la capacité est mesurée par la différence entre plusieurs individus engagés dans l’activité concernée. Le talent sera ce qui peut faire la différence. Nous ne sommes plus dans la valeur absolue et pour soi d’une activité qui permet de se développer, d’apprendre et de produire des résultats qui soient gratifiants, mais nous entrons dans la comparaison relative.

En second lieu, la question qui vient est : dans quelles activités la performance qui fait la différence a-t-elle le plus de valeur ? Dans les entreprises, on parlera d’activités "stratégiques", c’est-à-dire génératrices de forte valeur ajoutée. Il faut aussi considérer les domaines d’activité : le vocabulaire du talent est très employé dans les arts, les sports, les sciences, l’entrepreneuriat, là où la performance est à la fois plus directement attribuable à l’individu, plus directement mesurable et où les écarts de réussite sont très élevés. Et dans ces domaines, la compétition est très intense. Mais heureusement, nul ne connaît au départ ses chances de succès, une fois franchie les étapes élémentaires de la sélection par l’apprentissage de l’activité. L’information sur ce que valent vos capacités au regard de la compétition est ensuite livrée rapidement dans le sport, ou dans certaines sciences comme les mathématiques, ou encore dans le métier d’interprète de musique classique. Mais on sait aussi que la résilience, la capacité à surmonter l’échec, peut jouer un rôle considérable : les entrepreneurs doivent apprendre à échouer pour réussir.

La définition la plus inclusive du talent doit supprimer plus ou moins radicalement la compétition et la valeur différentielle des emplois. Elle peut alors énoncer que détenir des capacités qui demandent à être actualisées et développées concerne la totalité des individus. La distribution des capacités et des chances de les actualiser doit être, sous cette hypothèse, normalement accessible à tous. Certains individus ont plus de facilités, de rapidité ou d’inventivité que d’autres, mais la majorité se distribue autour d’une valeur centrale, ou moyenne, et le mieux que doit faire l’organisation est d’offrir des conditions elles aussi normales pour permettre à chacun de développer ses capacités. La conception opposée, exclusive, qui prévaut dans les secteurs que j’évoquais, hiérarchise très vite les individus et établit un marché des talents.

Le défi le plus élevé aujourd’hui est de retenir la valeur "développementale" de la sémantique capacitaire du talent, pour refonder les carrières salariales et les carrières d’implication au travail. La dimension formatrice du travail doit être beaucoup plus centrale dans le management contemporain.

L’idée récurrente d’un marché de l’emploi "inadapté" pose-t-elle la question d’une mauvaise gestion des "talents" ?

P.-M.M. On entend beaucoup parler de pénurie des talents à la fois dans des activités très qualifiées (les activités à forte intensité d’innovation, notamment) et dans des activités peu qualifiées ou peu attractives. A l’évidence, les problèmes sont très différents et le vocabulaire est assez mystificateur. Les systèmes de formation réagissent toujours avec retard à des évolutions rapides comme celles que déclenchent les technologies les plus avancées. C’est une des raisons pour lesquelles la notion de talent est aussi devenue une monnaie universelle du marché des travailleurs migrants très qualifiés. Regardez le taux d’ingénieurs venus d’Inde et d’Asie du Sud-Est dans l’industrie informatique américaine, y compris au plus haut niveau de responsabilité.

Mais dans le cas des emplois peu qualifiés et peu désirés, on touche à la fois aux conditions de travail et de rémunération, à la valeur sociale et culturelle des activités et à la formation des préférences des individus au moment de s’orienter dans une formation. Ce sont tous ces facteurs qui agissent sur l’offre de travail et sur des déséquilibres sectoriels. Même dans les emplois très qualifiés, des facteurs comme l’image sociale d’un secteur a une importance considérable : prenez l’exemple de la "pénurie de talents" d’ingénieurs dans l’industrie nucléaire française, qui fut un fleuron et un champion national et qui est maintenant marginalisée, au profit de l’industrie chinoise.

La plateforme d’orientation post-Bac Parcoursup est-elle une machine d’exclusion sociale comme le disent ses détracteurs, une machine de tri des talents ?

P.-M.M. Une réforme de cette importance demande à la fois à être ajustée et à être évaluée. Elle a été conçue pour remédier à une forme beaucoup plus insidieuse d’exclusion, celle de l’auto-sélection par l’échec dans le premier cycle du supérieur. Imputer cette auto-sélection par l’échec au seul défaut de moyens ne suffit pas. Autant il est logique de considérer que les préférences individuelles en matière d’études et d’emploi ne peuvent pas être constituées très tôt, autant il est nécessaire de remédier à une culture de l’échec par l’auto-élimination.

Le succès des formations sélectives telles que les IUT qui offrent des encadrements pédagogiques de qualité mais aussi un niveau d’effort élevé de la part des étudiants est révélateur, et ce d’autant plus que les étudiants passés par les IUT sont plus nombreux aujourd’hui à poursuivre en licence ensuite et au-delà. A l’évidence, ces étudiants apprennent à construire des parcours de formation.

Dans les pays qui, comme les États-Unis, organisent la formation « undergraduate » sans spécialisation contraignante, il y a une sélection très poussée des étudiants selon la valeur de l’université visée. Nous, nous voulons une université peu ou pas sélective, ce qui suppose d’augmenter la quantité et la qualité d’information des étudiants sur leurs futures études pour construire leurs choix et d’organiser des parcours possibles de réorientation avec efficacité.

Propos recueillis par Alain Delcayre.

Lire le premier volet de cette interview.

Lire le troisième volet de cette interview.

Pierre-Michel Menger

Sociologue, professeur au Collège de France et directeur d’études à l’EHESS.