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Des directions d’entreprise sur le pont, sonnant le rappel des troupes, le doigt pointé vers l’horizon. Et derrière, des collaborateurs beaucoup moins “chauds” : “Revenir au bureau ? Bof… Reprendre le boulot comme avant ? Pour quoi faire ? ” Jamais depuis très longtemps une telle césure ne se sera creusée entre les salariés et l’entreprise, leur entreprise. Deux séquences de confinement sont passées par là, transfigurant parfois profondément la relation au travail.
Le télétravail va changer la donne. Car il s’installe bel et bien, et l’on ne reviendra pas de sitôt en arrière. Les annonces de recrutement intégrant le télétravail sont en très forte progression. Partout, les entreprises négocient et signent des accords sur le sujet… Il y a toutefois un point de bascule dans la prise de distance entre travailleurs et entreprises auquel l’ensemble des partenaires sociaux demeure très vigilant. Les enquêtes menées auprès des 5 000 membres de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) montrent en effet que le télétravail agit de manière positive sur la productivité, à condition de ne pas dépasser deux jours sur cinq de travail à domicile par semaine. En fait, le télétravail perd de son efficacité et de sa valeur à partir du moment où le temps passé dans l’entreprise est moins important que le temps passé à la maison.
Pour les DRH aujourd’hui, une préoccupation prévaut sur toutes les autres : faire revenir les équipes, au bureau, sur les sites de production, et souvent trois ou quatre jours sur cinq seulement. Or, pointer les retours ne suffit pas. Il va falloir redonner envie, motiver les collaborateurs pour qu’ils renouent avec l’entreprise, ses objectifs, ses valeurs, pour qu’ils “refassent corps” avec une identité collective.
La “reprise”, beaucoup de DRH l’ont anticipée dès les premiers jours du premier confinement. "Mon obsession, d’emblée, a été d’écarter au maximum le risque de “décrochage”. Même durant le confinement, il fallait maintenir le lien coûte que coûte, par des vidéos individuelles et collectives, des vidéos-café, des vidéos-apéro en fin de semaine, des conf call hebdomadaires puis bimensuelles pour faire le point sur l’épidémie, la santé des collaborateurs, l’impact sur l’entreprise…", explique Cécile Cloarec, DRH de FM Logistic.
Garder le lien, prévenir les premiers signes de fissure parmi les équipes. La tâche est d’autant plus impérieuse que les individus auront vécu très diversement cette prise de distance forcée avec l’entreprise. Il y a ceux qui, assignés au chômage partiel, se sont trouvés confrontés à un sentiment d’inutilité ou de dévalorisation, ceux qui, ultra-connectés et sur-sollicités ont télétravaillé avec bien souvent une forte charge mentale, ou encore ceux qui se sont retrouvés “au front”, sur le terrain, à gérer la crise comme ils le pouvaient, parfois avec “succès”, parfois plus difficilement. Non seulement cette fragmentation du corps social de l’entreprise est totalement inédite, mais elle risque de dessiner des manières très différentes de “revenir” sur le lieu de travail, de “renouer” avec les autres. Mal appréhendés et mal gérés, ces différents vécus pourraient générer des fractures entre des “communautés” qui chercheront à se comparer, s’identifier et se distinguer les unes des autres.
CDiscount, qui emploie 1 500 personnes au siège et 600 autres dans ses cinq entrepôts gérés en propre, fait partie de ces nombreuses entreprises dont le ciment social aurait pu se trouver fortement fragilisé par les effets organisationnels de la pandémie, avec d’un côté les cols bleus fortement mobilisés sur sites pour répondre au surcroit d’activité et de l’autre les cols blancs en télétravail et /ou en chômage partiel. "Notre préoccupation a été de tout faire pour éviter la fracture. Chaque jour, douze personnes du siège, dont la moitié du comité de direction, se sont portées volontaires pour venir remplir des missions dans les entrepôts", raconte Pierre-Yves Escarpit, directeur général adjoint de CDiscount.
Autre démonstration de solidarité : le lancement d’une campagne de dons de jours de congés à destination des opérationnels de production. Bilan : plus de trois jours de congés offerts par collaborateur. "Il y a eu des salves d’applaudissements. Je n’avais jamais vu ça. Ces actions ont changé l’idée que les opérationnels se faisaient du siège", note le dirigeant.
"Être c’est dépendre", affirmait le philosophe Alain. Le monde de l’entreprise, à force de valoriser l’estime de soi et la confiance en soi, a porté l’idée d’indépendance au rang de valeur normative, participant d’un total dévoiement sémantique. Car les individus sont fondamentalement, essentiellement dépendants. Rousseau soutenait que l’être ensemble idéal n’est pas une agrégation mais une union. L’agrégation étant imposée de l’extérieur, l’union de l’intérieur. Dans une entreprise, le collectif est d’abord le fait d’une agrégation, d’un artifice d’organisation. Mais il peut devenir union, pour peu que les individus, les salariés, en aient l’envie. «Il y a deux manières de penser le désir d’être ensemble. La première, idéaliste, consiste à prendre les choses par le dessus, au nom d’un horizon supérieur, qui peut être la survie de l’espèce, ou la transcendance de valeurs. La seconde, peut-être plus “pragmatique”, aborde les choses par le dessous : "Je ne suis rien dans ma seule individualité, ce qui fait ma qualité d’humain, c’est le désir des autres", rappelle Charles Pépin, philosophe. A chacun de choisir son cheminement. Aux entreprises de tout faire pour le faciliter.