Climat, la comptabilité doit revoir ses pratiques

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Climat, la comptabilité doit revoir ses pratiques

31 mai 2021

Cantonnés dans des déclarations de performances extra-financières, les enjeux sociaux et environnementaux sont déconnectés des normes comptables des entreprises. Autant dire loin de leur centre décisionnel et stratégique. Or une petite révolution est en marche pour changer la donne et lutter, plus efficacement, contre le dérèglement climatique. Elle porte un nom : Care pour "Comprehensive Accounting in Respect of Ecology". Le point avec l’un de ses créateurs, Alexandre Rambaud. 

Comment intégrer la nature dans la comptabilité des entreprises ? La question est à l’ordre du jour. L’Union Européenne l’a recommandé tout comme le rapport Notat-Senard. A l’origine de la loi Pacte, il, proposait, dès 2018, d’étudier comment les normes comptables pouvaient servir l’intérêt général. 

“Ce rapport rappelle le rôle social de la comptabilité qui a été réduite au fil du temps à un simple outil technique”, explique Alexandre Rambaud. 

Bardé de diplômes, ce docteur en mathématiques et en sciences de gestion, s’est fait expert en comptabilité, explorant le sujet sous ses aspects historiques et anthropologiques. Il est l’un des initiateurs de Care, une méthode innovante de comptabilité écologique. 

“La comptabilité ne sert pas qu’à compter. C’est le langage par excellence de l’entreprise. Elle détermine sa vision du monde et ses modes de coordination et de coopération entre humains et non-humains”, explique-t-il. En ignorant les enjeux sociaux et environnementaux, la comptabilité ne donnerait donc pas une image fidèle de la réalité aux entreprises : elles ne pourraient, de ce fait, prendre des décisions avisées au service de la transition écologique. 

Comment, cependant, articuler le financier et les enjeux sociaux et environnementaux cantonnés depuis toujours dans des critères extra-financiers déconnectés du modèle d’affaires des organisations ? “On assiste, à l’heure actuelle, à une véritable guerre entre deux approches”, confie Alexandre Rambaud. La première repose sur une articulation par les valeurs, la seconde, défendue par Care, sur une articulation par les coûts ».

Prenons la première. Elle est issue, selon Alexandre Rambaud, d’une financiarisation de l’économie qui a dénaturé la comptabilité historique. “A partir des années soixante, la comptabilité s’est mise au service exclusif de l’optimisation de la valeur actionnariale. Or cette approche fait de la nature ou des hommes une source de productivité au même titre qu’une machine ou qu’un immeuble”. Plusieurs problématiques en découlent, à commencer par un rapport instrumental à la nature conduisant à sa surexploitation. “Si, dès que je vois une forêt, je pense à un tas de bois productif à exploiter et à vendre, je ne risque pas de la préserver”, résume Alexandre Rambaud. D’autres arguments rendent cette approche “coût-bénéfice” peu efficace pour inciter les entreprises à moins polluer. Alexandre Rambaud évoque notamment la difficulté à donner un prix à la nature. La biodiversité, par exemple, comment lui associer une valeur économique globale ? “Certains souhaitent s’appuyer sur des chiffrages établis sur tel territoire pour les transposer sur un autre point du globe, mais cela n’a aucun sens” poursuit-il. Quant aux cabinets qui proposent ces données, ce sont, selon lui, des boîtes noires dont on ignore la méthodologie. 

Ainsi, même si plusieurs études démontrent que l’approche par la valeur est contre-productive, elle séduit le marché. “Les financiers et les comptables travaillent dans un entre soi qui ne leur permet pas d’appréhender au mieux la complexité des enjeux écologiques”, précise Alexandre Rambaud. 

Care a, pour sa part, été élaborée avec des écologues, scientifiques et experts en bio-économie. Elle revient à la conception historique de la comptabilité qui veut que le capital ne soit pas considéré comme un actif mais comme un passif. “La comptabilité avant sa financiarisation, a toujours consisté à gérer les avances et les dettes monétaires. Care étend cette idée aux dettes écologiques. La nature est alors considérée comme une source d’avances qui doivent être remboursées. C’est l’approche par les coûts”, précise Alexandre Rambaud. Concrètement, une entreprise va disposer d’un budget carbone annuel, soit un niveau d’émission maximal. S’il est dépassé, elle contractera une dette qui, si rien n’est fait, augmentera au fil du temps. Pour la résorber, deux solutions s’offrent à l’entreprise : la première consiste à mettre en place des puits de carbones, soit des dispositifs, type arbres, qui vont stocker le CO2. Mais l’entreprise doit garantir que ce CO2 ne sera pas relâché dans l’atmosphère. Exemple : un arbre planté qui serait utilisé, in fine, comme bois de chauffe, ce qui aggraverait la pollution. “Cela représente un « coût de préservation » non négligeable”, explique Alexandre Rambaud. D’où l’intérêt pour l’entreprise de faire évoluer son modèle d’affaires en misant sur un “coût d’évitement”.

Cette approche est aujourd’hui expérimentée par LVMH, Yves Rocher, Carrefour et Fleury Michon, des entreprises qui ont accepté de financer ou d’accompagner tout ou partie des travaux de recherche de la Chaire “comptabilité écologique”. Lancée en septembre 2019 par trois partenaires académiques - Dauphine, Agro Paris Tech et l’Université de Reims – elle collabore également avec des associations dont le WWF France. Alexandre Rambaud, co-pilote cette Chaire dont l’activité recherche reste importante : il est notamment nécessaire de fixer des normes et des bases de connaissance partagées sur, par exemple, la définition du bon état écologique d’un sol. Il participe également au Cercle des Comptables Environnementaux et Sociaux lancé officiellement en avril. Le CERCES souhaite, entre autres, donner des formations pour que tout un chacun puisse comprendre et s’approprier Care mais aussi contrer la vision dominante du marché qui ne voit pas d’un bon œil cette remise en question radicale des normes comptables internationales. “Nous proposons un modèle opérationnel et efficace au regard des enjeux climatiques. Avec lui, il n’y a plus l’excuse qui consiste à dire que l’on ne sait pas faire. Pour le reste, il s’agit d’un choix de société”, commente Alexandre Rambaud. Les actionnaires accepteront-ils notamment de se faire moins gourmands pour prendre soin de la planète ? Telle est la question.