Entreprise, quelle est votre utilité sociale ?

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Entreprise, quelle est votre utilité sociale ?

6 janvier 2021

A ce jour, 65 entreprises françaises ont adopté la qualité de "société à mission" dans la foulée de la loi Pacte promulguée en 2019. Qui sont-elles ? Quels sont leurs raisons d’être et leurs engagements ? Comment ont-elles procédé ? Retour sur un questionnement quasi existentiel qui vise à transformer le rôle de l’entreprise et, plus largement, celui du capitalisme. 

La crise sanitaire de 2020 a remis au goût du jour le questionnement existentiel pour bon nombre d’individus. Cette quête de sens touche aussi des entreprises bousculées voir frappées de plein fouet par la Covid-19. D’autant que la loi Pacte, promulguée en mai 2019, les incite à s’interroger sur leur raison d’être, c’est à dire sur leur utilité sociale. En interne, les interrogations fusent : "si notre entreprise n’existait pas, pourquoi faudrait-il l’inventer ? Qu’apporte-t-elle au monde ? Qu’aura-t-elle changé dans dix ans ?" Des questions inhabituelles pour des organisations le plus souvent focalisées sur des objectifs à court et moyen terme : augmenter leur chiffre d’affaires, la rémunération de leur dirigeants et le profit des actionnaires.

Avec la loi Pacte, le message est clair : le capitalisme ne doit plus se limiter à la réalisation de bénéfices. A l’entreprise de défendre et de servir les intérêts non plus, seulement ou en priorité, des actionnaires, mais de l’ensemble de ses parties prenantes, collaborateurs, fournisseurs, clients...

Pour ce faire, le code civil  a été modifié. Depuis 1804, il indiquait qu’une "société est constituée dans l’intérêt commun des associés (…) en vue d’en partager les bénéfices" (article 1833). Dorénavant, "une société est gérée dans son intérêt propre en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de ses activités". Le droit consacre la RSE (responsabilité sociétale d’entreprise).

Mais, dans ce contexte, RSE signifie également "redonner du sens aux entreprises". La loi Pacte les invite à se doter, sur le long terme, d’un projet collectif à impact positif. Trois possibilités s’offrent à elles : définir, a minima, leur raison d’être ; la définir et l’inscrire dans leurs statuts ou, plus engageant, inscrire, dans leurs statuts, une raison d’être assortie d’engagements sociaux et environnementaux. Elles optent alors pour la qualité, opposable, de "société à mission" en acceptant de se doter d’un comité de mission, chargé de sa mise en œuvre, mais aussi d’être contrôlées régulièrement par un OTI (organisme tiers indépendant). Le risque juridique : être attaquées pour non respect de leurs objectifs et perdre leur qualité de "société à mission", ce qui peut fortement entacher leur réputation.

Quid des politiques RSE ? Elles sont, pour le législateur, trop souvent restées en marge de l’activité de l’entreprise. Cette fois, mission et engagements sont placés au cœur de l’activité d’une organisation se voulant à la fois "utile et responsable". Une affaire de direction générale et non plus seulement de responsable du développement durable.

Qui a franchi le pas ?

Selon la Communauté des entreprises à mission, plus de 30 entreprises ont, à ce jour, inscrit leur raison d’être dans leurs statuts. Et 65 sont devenues "société à mission". Dernière en date connue : le Crédit Mutuel Alliance fédérale, ce qui en fait la toute première banque à mission française.

Les grands groupes sont toutefois peu nombreux. A ce jour, les entreprises à mission sont en grande majorité de petites ou moyennes structures portées par des entrepreneurs engagés dont certains comme Emery Jacquillat, PDG de la Camif, ont participé activement à l’élaboration de la loi Pacte. Nous proposons en marge de cet article le portrait de plusieurs d’entre elles dans des secteurs aussi variés que la mode, le conseil, la finance ou l’accompagnement des personnes âgées (Camif, Faguo, Sycomore, Alenvi, Tenzing). A leurs côtés, se trouvent quatre grandes entreprises, mutualistes et pionnières comme la Maif et le Crédit Mutuel, ou familiale comme Rocher, premier groupe international à franchir le pas en décembre 2019. Sans oublier Danone, entreprise à mission depuis juillet 2020. Une première pour une société cotée. 

Peut-on cependant parler d’un réel engouement pour la loi Pacte ? Le chiffre reste relativement faible mais les professionnels sont formels. Toutes travaillent en ce moment sur ce sujet. "De nombreuses entreprises sont actuellement en chemin. Elles sortiront du bois le moment venu", indique Anne-France Bonnet. 

Pour certaines, la marche est tellement haute qu’elles préfèrent accélérer sur leur démarche RSE, se lancer dans la labellisation B Corp, revoir leurs pratiques en s’appuyant sur les ODD(objectifs du développement durable) ou prendre le temps de modifier leur offre. Emmanuel Fabert, PDG de Danone, semble avoir pris l’option inverse. Utiliser la mission statutaire pour entraîner de manière irréversible l’ensemble de l’entreprise. Quitte à faire face aux critiques devant l’ambition affichée (apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre) et ce qu’elle commercialise encore en supermarché. A commencer par ses « Danette » « pop », crème dessert aux bonbons colorés pas vraiment bonne pour la santé. Pour ne pas dire mauvaise.

Pour d’autres, il peut s’agir d’une question de temps. Devenir société à mission est une démarche au long cours : elle peut prendre plusieurs mois voir plusieurs années pour une PME comme la Camif, convaincue et volontariste, comme pour des sociétés engagées dès leur création dans une démarche d’utilité sociale. Alors imaginez pour une entreprise « classique » qui doit transformer sa gouvernance, son modèle et ses pratiques. D’autant que la loi Pacte, spécifiquement française et totalement inédite, ne donne pas de mode d’emploi : beaucoup ont dû expérimenter, voire essuyer les plâtres. 

Quelques erreurs à ne pas commettre

Comment devenir Société à mission ? Tout commence par un travail de réflexion sur la raison d’être qui débouchera sur la rédaction de quelques phrases. Certaines entreprises en ont fait, à tord, un slogan publicitaire. "Elles ont cru bien faire en confiant la démarche à leur direction de la communication. Mais il ne faut pas confondre plateforme de marque et travail sur la raison d’être", commente Agnès Rambaud-Paquin, vice-présidente exécutive de Des Enjeux et des hommes, agence experte en RSE qui a accompagné quinze entreprises dans la définition de leur raison d’être dont le Groupe La Poste, Maison du Monde, ADP et Nutrition et Santé 

Ainsi la Fnac, après huit mois de travail avec Publicis, a dû revoir sa copie et interrogé les experts du marché. Ils sont peu nombreux. Citons Nuova Vista, Des Enjeux et des Hommes, Brighthouse, filiale du Boston Consulting Group ou encore Prophil, think et do tank qui défriche et déploie de nouveaux modèles économiques et de gouvernance au service du bien commun. 

L’impulsion doit venir dans haut. Rien n’est en effet possible sans l’engagement du dirigeant. "Il doit faire preuve de persévérance mais aussi de courage pour convaincre les actionnaires", commente Emery Jacquillat. 

Puis vient le Comex et le Conseil d’administration. Agnès Rambaud-Paquin propose de s’entretenir très en amont avec chacun de leurs membres. "Avec l’expérience nous nous sommes aperçus que tous n’étaient dans le fond pas convaincus par le projet mais qu’ils n’osaient pas l’exprimer en groupe. Les interviewer individuellement permet d’identifier les freins, de comprendre leurs préoccupations et de voir quels bénéfices ils pourraient en tirer", explique-t-elle.  

Attention au "purpose washing"

Effet de mode, mantra des patrons, réflexion trop perchée ou déconnectée du business, beaucoup n’adhère pas à la vision idéaliste de l’entreprise appelée à "rendre le monde meilleur". La pédagogie est de mise.  "Certaines raisons d’être certains ressemblent plutôt à des argumentaires commerciaux centrés sur les clients alors qu’elles doivent parler à l’ensemble des parties prenantes. Elles sont également jugées trop philosophiques. Mais si vous voulez qu’elles parlent de demain, qu’elles inspirent les salariés et qu’elles jouent leur rôle d’étoile polaire, il faut qu’elles aient un peu d’élan", explique Agnès Rambaud-Paquin. 

 Attention cependant à ne pas tomber dans la sur-promesse et le "purpose washing". Pas toujours évident. "Définir sa raison d’être est un exercice qui relève de la philosophie, aussi exigeant que vertigineux pour les dirigeants. Mais c’est une réflexion qu’il ne faut pas mener hors-sol, précise, pour sa part, Anne-France Bonnet. L’entreprise doit regarder de manière très concrète ce qu’elle souhaite préserver, explorer et ce à quoi elle doit renoncer. La raison d’être doit donc s’accompagner d’engagements précis qu’ils soient ou non-inscrits dans les statuts".

Autre erreur à ne pas commettre : l’élaborer en chambre. "Il est important de procéder par itération en écoutant et en prenant en compte la vision du dirigeant et les attentes et les aspirations des parties prenantes", explique Franck Carnero, Chief Mission Officer de la Maif. Ainsi 9 mois et 200 000 questionnaires ont été nécessaires pour élaborer les 5 engagements de l’entreprise. 

Le process d’élaboration est aussi important que son aboutissement. "Il faut consulter très large et impliquer tous les métiers pour ne pas se priver d’une étape indispensable, celle de l’appropriation. Quand on co-construit une raison d’être, on y adhère", explique Agnès Rambaud-Paquin.

En phase avec les attentes sociétales et politiques 

Dans l’ensemble, la lecture des différentes raisons d’être des entreprises peut parfois donner l’impression de formules creuses, plates, passe-partout ou grandiloquentes. Elles ne valent, in fine, que par les engagements pris et les actions concrètes qui les accompagnent.

Pas facile par ailleurs pour les entreprises de concilier les intérêts souvent divergents des différentes parties prenantes. La décision de Danone de supprimer 2 000 postes pour contrer les effets de la crise liée au coronavirus interroge jusqu’au

Ministre de l'Economie Bruno Le Maire pour qui les salariés ne doivent pas être la variable d'ajustement des difficultés économiques de l’entreprise.  

Mais pour les purs et durs, la raison d’être est une boussole, une grille de lecture qui conduit tout naturellement à des choix et à des renoncements. Ainsi Emery Jacquillat a choisi de se priver du chiffre d’affaires généré par le Black Friday, le meilleur jour du e-commerce pour rester en phase avec la consommation responsable et locale défendue par l’entreprise. Une stratégie payante au final tant elle a bénéficié à l’image et à la notoriété de la marque. Quand le long terme l’emporte sur le court terme.

Ceux qui ont opté pour l’entreprise à mission sont par ailleurs persuadés d’être en phase avec l’ère du temps. Toutes les études confirment en effet les nouvelles attentes sociétales : celles des consommateurs, sensibles aux valeurs et à l’éthique des entreprises, celles des candidats qui sont légions à frapper à leurs portes, celles des étudiants des grandes écoles qui se mobilisent en faveur de l’environnement. Sans oublier la finance, le nerf de la guerre, qui se met au pas. La réglementation pousse les investisseurs à gagner en transparence et en responsabilité alors que les entreprises ayant les meilleures notations environnementales, sociales et de gouvernance montrent une plus forte résistance au choc économique et financier liée à la crise sanitaire, selon un article publié par Novethic. 

Ont-elles d’ailleurs le choix de rester sur la touche ? Les sociétés à mission sont certes peu nombreuses mais elles donnent le "la". A leurs côtés, celles qui se sont contentées d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts, sans leurs engagements, font pâle figure et sèment le doute. Où sont les preuves ? Pourquoi cette "sous-catégorie" ?

Ne parlons pas de celles qui ont opté pour une raison d’être non statutaire. «Elles risquent le déclassement économique, affirme Philippe Renard, chef de projet Raison d’Etre d’Engie, dans un webinar organisé par la Communauté des entreprises à mission. Et d’ajouter : "dans 100 ans, certaines entreprises seront accusées de crime contre l’humanité".

Pour ces dirigeants éclairés, engagement responsable et performance sont par ailleurs liés. "Dans un secteur comme le nôtre nous serons demain confrontés aux géants du numérique, Amazon Google et Alibaba", confie Pascal Demurger, directeur général du groupe Maif, sur le site de la Communauté des entreprises à mission. "Et nous aurons du mal à résister à leur puissance commerciale et financière comme à leur capacité à capter et à traiter des données personnelles. Mais nous faisons le pari qu’une partie de plus en plus importante de la population viendra chez nous car elle souhaite donner du sens à sa consommation en sélectionnant des entreprises ayant une contribution positive à l’ensemble de la société". 

L’occasion également de donner naissance à un modèle économique européen alternatif qui se distingue du capitalisme américain et chinois. Une autre ambition de la loi Pacte.