Le philosophe dans la caverne de l’entreprise

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Le philosophe dans la caverne de l’entreprise

26 mai 2020

Pour répondre aux questions dérangeantes qui se posent à l’entreprise sommée de revoir ses objectifs et son fonctionnement, il est nécessaire non pas de penser « out of the box » mais de changer les contours de la boîte. Dans cet exercice de vérité, le philosophe peut être une aide précieuse

Popularisée par l’université populaire de Michel Onfray, par les cafés philo, la philosophie a taillé sa place dans les rayons grand public des librairies. Cet engouement traduit le besoin de trouver des réponses aux questions posées aux individus comme aux organisations par un monde qui se transforme de façon accélérée.

Bousculée par le numérique, sommée de revoir ses plans d’affaires, ses process, son organisation, l’entreprise n’échappe pas à ce questionnement. Certaines ont commencé à ouvrir leurs portes aux philosophes. Avec précaution, car les deux mondes sont de premier abord très éloignés l’un de l’autre. « L’objectif de l’entreprise est la performance, celle du philosophe la recherche de la vérité en toute liberté », dit Laurent Ledoux, philosophe intervenant auprès des managers, partenaire de Phusis, et animateur de Philosophie Management.

Néanmoins le lien existe : « on peut produire des biens et des services tout en se posant la question de la façon dont on le fait », dit Laurent Ledoux. L’irruption du numérique dans l’entreprise, comme dans tous les aspects de la vie personnelle, nous amène à penser autrement, à revoir nos repères, nos concepts dit en substance Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise. Il ne s’agit plus d’intégrer les données et leur traitement par la machine, ni même de penser en dehors du cadre comme le suggère la formule « to think out of the box », dit Luc de Brabandere, mais de penser à partir d’une autre boîte.

Changer de modèle mental

Et cette boîte, la philosophie, peut être perturbante parce qu’elle remet en question des modes de pensée. Mais cette perturbation peut être salutaire, productive, car elle peut permettre de penser autrement son activité économique en changeant de modèle mental, indique Luc de Brabandere. Le philosophe donne l’exemple de l’exploitation pétrolière. Témoignant de la propension à penser par analogie, les hommes ont commencé par exploiter le pétrole comme ils le faisaient avec le charbon, il l’ont brûlé. Il a fallu 40 ans pour considérer que le pétrole n’était pas seulement un combustible, et s’en servir pour fabriquer des matières plastiques.

Ce changement de modèle mental fait partie de la démarche philosophique. Celle-ci, « quand elle s’applique à la gestion des organisations, permet de sortir des ornières dans lesquelles nous nous trouvons » estime Laurent Ledoux. Reprenant la formule chère aux communicants « to think out of the box », le philosophe juge que la remise en cause des contours de cette boîte permet de changer notre perspective sur ce qu’est la gestion, l’efficacité, la performance, sur ce que sont les objectifs justes d’une organisation, sur ce qu’est la bonne gestion des personnes ou des équipes, sur ce qu’est le bien-être en entreprise, sur ce qu’est la responsabilité des entreprises.

"Pourquoi réussir ?"

La philosophie poursuit Laurent Ledoux est un outil extraordinaire pour remettre à plat ce que nous pensons de manière habituelle dans nos pratiques managériales. Elle permet d’interroger ces évidences et d’inverser une façon de réfléchir. « Plutôt que de demander 'Comment puis-je encore mieux réussir ‘, il est plus important de s'interroger sur Pourquoi réussir ? ».

Quand elle ouvre ses portes au philosophe, l’entreprise doit s’attendre à ce que ses questions ne trouvent pas de réponse, ou du moins pas de réponse directe dans la mesure où ce qu’elle demande ne relève pas de la philosophie. Il appartient alors au philosophe de reformuler la question. Quand on parle d’efficacité, par exemple, la tendance naturelle est de se demander comment être plus efficace. D’un point de vue philosophique, la question va devenir « Qu’est ce que l’efficacité », indique Laurent Ledoux.

Relation au monde

Là où les réponses peuvent être fructueuses pour les managers qui vont découvrir par exemple que pour les Occidentaux, dit François Jullien dans son Traité de l’efficacité, il s’agit de dire qu’une fois fixé un objectif, l’efficacité serait d’écarter tous les obstacles entre cet objectif et là où nous sommes. Alors que de leur côté les Chinois, ne se fixent pas d’emblée un objectif précis mais se posent la question de savoir, à partir d’une analyse du terrain, comment en faisant le moindre effort ils pourraient arriver à une situation qui paraît adéquate pour l’organisation.

Repenser l’entreprise, son organisation, son fonctionnement nécessite de faire le point sur sa vision du monde, sur ses valeurs. C’est là où la philosophie peut aider les dirigeants et managers à clarifier leur relation au monde pour mieux vivre en accord avec lui. Ce travail passe par l’élaboration d’une pensée pratique produisant des concepts indique Laurent Ledoux. « Si l’on veut changer son organisation, on ne peut se contenter de changer les règles, les structures ou les process qui ne sont que la pointe de l’iceberg. Il faut aller plus profond pour prendre en compte les idées philosophiques qui soutiennent ces règles », complète le philosophe.

Inverser les priorités et les contraintes

Mais pratiquement, qu’apporte l’approche philosophique des questions qui se posent à l’entreprise ? En termes financiers, quel est le retour sur investissement ? Il est bien réel pour les animateurs de l’association PhiloMa qui mettent en avant le travail sur la pensée et la vérité que permet la philosophie. Ce travail produit des effets affirme Laurent Ledoux, notamment à travers la redéfinition des places et des rôles dans l’entreprise. Il met en avant les approches de type gouvernance collaborative, impliquant que les gens trouvent du plaisir et du sens dans leur travail. Trois principes peuvent être dégagés pour réaliser cet objectif : l’inclusion des collaborateurs qui doivent se sentir partie intégrante de l’équipe, leur autonomie qui va leur permettre de prendre toutes les initiatives visant à réaliser les objectifs, et la priorité donnée à l’humain : le collaborateur doit sentir qu’il peut se développer en tant que personne et pas seulement comme outil de production.

La philosophie peut aider l’entreprise à penser cette évolution en inversant les priorités : le bien être du collectif va devenir l’objectif et la productivité une conséquence, et non plus un but.

De la même façon, si l’objectif de l’entreprise est de maximiser le revenu actionnarial, celle-ci va droit dans le mur . Il faut là aussi renverser la proposition, que l’objectif devienne la contrainte, et vice-versa. Laurent Ledoux cite en exemple le directeur général de Danone, Emmanuel Faber qui a fixé comme objectif à l’entreprise la contribution au bien commun, sous la contrainte de la rémunération des actionnaires. La philosophie peut aider à établir ce constat : « les actionnaires ne sont pas les propriétaires prioritaires de l’entreprise, les véritables propriétaires c’est l’ensemble des parties prenantes. »

Pour Laurent Ledoux, il est impossible de penser l’entreprise sans penser notre propre vie, et impossible de mettre en place de nouvelles pratiques managériales sans qu’il y ait une volonté forte de la direction de l’entreprise à se remettre en cause en tant que personnes, sans interroger les objectifs de sa vie, sa posture managériale.

En choisissant cette voie, les managers se rapprochent de la façon dont les Grecs et les Romains vivaient la philosophie, qui est une manière de vivre et pas seulement une manière de penser.