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« The Great Resignation » a fait l’effet d’une bombe… Le mouvement de démission générale sur le marché de l’emploi aux États-Unis, qui sur la seule année 2021 a vu 38 millions de salariés sur 162 millions quitter leur emploi, a déstabilisé les entreprises outre-Atlantique. En Europe, si la situation n’est pas aussi massive, elle questionne, notamment les DRH. Mais au-delà de l’enjeu en termes de recrutement, le phénomène traduit plus profondément un sentiment de lassitude, de résignation voire de rupture par rapport au monde du travail. Par ricochet, le mouvement a braqué les projecteurs sur la souffrance au travail et sa conséquence la plus extrême : le burn out.
Le burn out ou épuisement professionnel, également appelé trouble de l’adaptation, « est un ensemble de symptômes mais pas une pathologie. Il n’est d’ailleurs pas reconnu comme maladie professionnelle », rappelle Paul Clément, médecin spécialisé dans le burn out au Centre du burn out à Paris. Selon l’Académie nationale de médecine, il s’agit d’un syndrome se traduisant par « un état d’épuisement psychologique (émotionnel), mais aussi cognitif (avec une perte de motivations et des difficultés de concentration) et physique (« coup de pompe »), qui se présente sous forme de symptômes traduisant une réaction de détresse à une situation de stress en milieu professionnel. Le burn out s’expliquerait par la rencontre d’un individu avec un environnement de travail dégradé ».
« Si ce syndrome est clairement identifié au Japon depuis les années 1970 à travers le terme de karōshi, la mort par dépassement du travail, il reste encore très peu visible en France », regrette Sabine Bataille, sociologue du travail et fondatrice du Réseau RPBO, réseau des professionnels spécialisés dans l’après burn out. « L’épuisement professionnel reste honteux tant pour les salariés que pour les entreprises et de ce fait difficile à mesurer », ajoute l’autrice de « Se reconstruire après un burn nout » (éditions Dunod). Certes, des organismes publics comme Santé Publique France et l’Anact (Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail) publient régulièrement des informations sur la santé mentale au travail et notamment sur l’état dépressif de la population active. Mais peu de données chiffrées officielles existent spécifiquement sur le phénomène de l’épuisement professionnel. La dépression et le burn out sont des syndromes dont la symptomatologie est proche. La frontière est donc ténue entre ces deux troubles qui peuvent d’ailleurs se succéder : le burn out peut s’aggraver en dépression et les antécédents de dépression peuvent être un facteur de risque de l’apparition du burn out. Mais, contrairement à la dépression, la spécificité du burn out est d’être directement lié au travail.
Les dernières données officielles sur le sujet émanent du Programme de surveillance des maladies à caractère professionnel (MCP), mené sur la période 2007 à 2012 par l’Institut de veille sanitaire (InVS), en collaboration avec l’Inspection médicale du travail. Cette étude a permis d’estimer que la souffrance psychique liée au travail touchait en 2012 plus de 3 femmes actives salariées sur 100 et plus de 1 homme actif salarié sur 100. Extrapolés à la population salariée en France (29 millions, selon OIT), cela permet d’évaluer à environ 580 000 le nombre de salariés touchés. Des chiffres toutefois largement sous-estimés d’après les experts.
Diverses enquêtes privées tentent d’en donner une évaluation plus précise. En 2014, une étude du cabinet de prévention des risques professionnel Technologia avançait ainsi un chiffre inquiétant : 3,2 millions d'employés, c'est-à-dire 12% de la population active française, présenteraient un risque de burn out élevé. Plus récemment, une enquête publiée en octobre 2021 par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine estimait que 2,55 millions, soit 10% des salariés français seraient victimes d’un burn out sévère. Le phénomène toucherait deux fois plus les managers (18%). Plus largement, selon cette étude, 38% des salariés (44% des femmes) seraient en « détresse psychologique », un indicateur de santé qui regroupe les symptômes de dépression et d'épuisement professionnel.
Pour Sabine Bataille qui travaille sur le sujet depuis une vingtaine d’années, le phénomène a particulièrement pris de l’ampleur avec la crise de 2008 et l’essor du numérique. « Les nouvelles technologies ont soudainement accéléré les process de travail. Mais la physiologie humaine, elle, n’a pas changée tant sur les plans physique et cognitif qu’émotionnel. Le numérique a également aggravé le phénomène en donnant une certaine visibilité de l’efficacité du travail par le biais de normes standardisées. Les entreprises ont ainsi mesuré l’efficacité visible du travail et non son efficacité réelle, autrement dit tout ce que le salarié a réellement investi dans son travail ». Or, selon la sociologue, « si on ne faisait que ce qui est inscrit sur les fiches de poste, les entreprises ne fonctionneraient plus ! ».
Norbert Alter, Professeur de sociologie à l'université Paris Dauphine et spécialiste de la sociologie des entreprises, analyse cette relation « invisible » au travail à travers la théorie du don développée par l’anthropologue Marcel Mauss : « [La] tension constante entre les principes et les pratiques du management produisent trois effets négatifs. Le premier est un extraordinaire paradoxe : l'entreprise s'interdit de tirer parti de ce que les salariés sont prêts à donner. Le second est un déficit de reconnaissance : lorsqu'on ne reconnait pas que les salariés donnent en plus de ce qui est prévu par le contrat le travail, cela les fait souffrir. Le troisième est le désengagement : pour moins souffrir les salariés vont moins donner : "Puisque c'est comme ça, je ne fais plus que mon travail" ».
C’est notamment cette tension qui accroît les facteurs de risques psychosociaux et peuvent provoquer le burn out. « C’est ce que j’appelle la qualité de travail empêchée, source de grande frustration », explique Sabine Bataille, « les personnes qui sont victimes de burn out sont des gens qui travaillent et s’investissent beaucoup. Ils sont souvent considérés comme les meilleurs à leur poste. Mais lorsque la surcharge de travail est trop grande ou la reconnaissance du travail accompli absente, ils s’écroulent. Certains deviennent alors des déçus ou des désenchantés du travail. C’est un incroyable gâchis en termes de compétences et d’engagement. Quand on sait qu’un 1€ investi dans la prévention des risques psycho-sociaux équivaut à 4€ gagnés dans la réparation, on se demande ce qu’attendent les entreprises… ».
Car si les facteurs personnels entrent en ligne de compte (surinvestissement dans le travail, difficulté à se poser des limites…), « ce sont avant tout les conditions de travail qui déclenchent un burn-out », confirme Paul Clément, « dans un environnement bienveillant et attentif, cela n’arrive pas : un artisan travaillant seul fait rarement un burn out. Ce sont essentiellement la non-reconnaissance ou la critique du travail effectué mais aussi l’abandon d’un projet en cours, du fait par exemple d’un changement de manager, qui génèrent du stress et les troubles qui s’en suivent comme la fatigue, des maux de tête, l’anxiété ou l’insomnie, parfois avant-coureurs du burn out. Ce syndrome est aussi souvent lié à une promotion qui dans un premier temps satisfait certes le salarié mais qui peut aussi déclencher le syndrome de l’imposteur avec pour conséquence un surinvestissement aux effets dévastateurs s’il n’est pas repéré par le management ».
Le rôle de l’entreprise tant en termes de prévention que de gestion des cas de burn out est donc essentiel. Or, les initiatives en la matière sont rares pour ne pas dire inexistantes. « Les entreprises françaises n’investissent pas beaucoup dans la prévention. Elles suivent les obligations légales mais a minima. Pourtant, une formation, notamment de l’encadrement, pour repérer les signaux faibles pouvant annoncer un burn out serait efficace », confie Philippe Neuville. Le directeur de Présence Conseil, cabinet spécialisé dans la prévention et la gestion des risques psycho-sociaux, reconnaît n’avoir jamais été sollicité en vue d’accompagner une entreprise et son salarié dans le cadre d’un retour à l’emploi à la suite d’un burn out. Autant dire que le rapport au travail, mis à mal après deux années de pandémie, n’est pas prêt à s’améliorer. « The Great Resignation » aurait-elle encore de beaux jours devant elle ?
Les étapes de la reconstruction
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Guide d'aide à la prévention. Le syndrome d'épuisement professionnel ou burnout