La France a créé un écosystème de libération d’entreprise

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La France a créé un écosystème de libération d’entreprise

25 mai 2022

Professeur à l’ESCP Europe et auteur de "L’entreprise libérée" (Fayard, 2017), Isaac Getz revient sur un mouvement particulièrement actif en France qu’il a contribué à théoriser : la libération de l’entreprise.

"Une entreprise en phase de libération se doit d’être dans le respect de tous. Pour ceux qui n’adhèrent pas d’emblée, il faut leur demander de trouver des missions qui peuvent les intéresser comme devenir chef de projets transverses par exemple."

Comment expliquer l’émergence ces dernières années du mouvement de libération de l’entreprise ?

Isaac Getz. L’environnement a changé et chamboule les organisations traditionnelles. Nous sommes désormais dans un monde VUCA : Volatility (Volatilité), Uncertainty (Incertitude), Complexity (Complexité) et Ambiguity (Ambiguité). Un monde où les ruptures technologiques remettent en cause les modèles existants et où les structures socio-démographiques modifient en profondeur les attentes vis à vis du monde du travail, notamment celles des plus jeunes. Or dans ce contexte et depuis 2011, la France a réussi à créer un écosystème de libération d’entreprise pour accompagner des dirigeants engagés dans cette démarche. 

Le phénomène s’observe-t-il également dans d’autres pays ? 

I.G. Le mouvement existe dans d’autres pays, mais seule la France et plus largement l’espace francophone ont développé un écosystème. Cela s’explique en partie par l’histoire du pays, sa relation au monde du travail et son désamour des entreprises du fait d’organisations plus hiérarchiques, plus centralisées, souvent fondées sur un modèle monarchique.

En quoi le management hiérarchique actuel peut être considéré comme obsolète ?

I.G. En fait, hiérarchie et liberté de chacun ne sont pas antinomiques. Plus que la hiérarchie, c’est le système de contrôle qui empêche de libérer la responsabilité de tous. Prenez l’exemple de l’armée – on ne peut plus hiérarchique – les forces spéciales fonctionnent pourtant comme une entreprise libérée, car c’est le savoir, la connaissance, l’expertise qui régissent le leadership. Celui qui sait, fait. Très pragmatique, la libération d’entreprise est donc basée sur la co-construction. C’est un chemin que font les salariés par eux-mêmes.

Mais alors quel est le rôle des managers ?

I.G. Avant, ils avaient pour mission d’ordonner et de contrôler. Dans une entreprise libérée, ils deviennent des coachs et demandent aux équipes ce qu’elles peuvent proposer pour faire telle ou telle tâche. Dans toute entreprise, il y a une partie de managers qui sont déjà des coachs, une partie qui ne sont pas contre mais ne savent pas comment faire et une partie qui sont hostiles au principe (« ce n’est pas pour moi »). Une entreprise en phase de libération se doit d’être dans le respect de tous. Pour ceux qui n’adhèrent pas d’emblée, il faut leur demander de trouver des missions qui peuvent les intéresser comme devenir chef de projets transverses par exemple.

Dans vos écrits, vous mettez en avant le rôle essentiel du "leader libérateur" dans le mouvement de l’entreprise libérée. La notion de leadership reste donc primordiale ?

I.G. Avec Brian M. Carney, nous avons en effet conceptualisé la démarche du "leader libérateur".  Dans toute entreprise ou structure publique, c’est le patron et lui seul qui peut lancer la libération de l’organisation. Tout simplement parce qu’il est le seul à avoir le mandat pour le faire. Cela n’interdit pas à toute personne dans l’entreprise de mettre le sujet sur la table. Mais la décision revient au dirigeant.

Que vous inspire la multiplication ces dernières années des initiatives se revendiquant du mouvement de l’entreprise libérée ?

I.G. C’est une énorme surprise et évidemment une grande satisfaction. Je connais personnellement une centaine d’entreprises libérées. Mais on estime à 300 ou 400 le nombre d’organisations engagées sur cette voie en France. 

Quels sont selon vous les cas exemplaires d’entreprises libérées ?

I.G. Il y a les pionnières comme Favi, une fonderie picarde qui a fonctionné ainsi dès 1983 et pendant une trentaine d’années. Bretagne Atelier, un équipementier à Rennes et l’industriel Sew en Alsace se sont aussi lancés dans l’aventure dans les années 80. La société d’informatique GSI a entamé son propre processus au début des années 90. Aujourd’hui, on peut noter parmi les exemples les plus intéressants : la SSII SYD Conseil à Nantes, le spécialiste du BTP Chronoflex à Saint-Herblain ou le laboratoire Biose à Aurillac. Mais les entreprises du CAC 40 s’y mettent aussi : une dizaine d’usines Michelin à travers le monde sont libérées tout comme l’unité de production d’Airbus à Saint-Nazaire tout comme l’ensemble du groupe Decathlon. Le secteur public est également concerné : une demi-douzaine de caisses de la Sécurité sociale, des municipalités ou des bailleurs sociaux se sont engagés dans le mouvement.

Propos recueillis par Alain Delcayre

Pour aller plus loin

Liberté et Cie, Isaac Getz et Brian M. Carney (Freedom, 2009)

L’entreprise libérée, Isaac Getz (Fayard, 2017)