Nicolas Kayser-Bril : "Ce gouffre béant entre la théorie économique classique et la réalité est apparu au grand jour pendant la crise sanitaire."

Interview

Nicolas Kayser-Bril : "Ce gouffre béant entre la théorie économique classique et la réalité est apparu au grand jour pendant la crise sanitaire."

10 mars 2022

Devenez, à votre échelle, acteur du changement ?

Vos idées nous intéressent, votre opinion nous importe et votre point de vue est essentiel.

Proposez votre contenu

Nicolas-Kayser-Bril ©Julia-Bornkesse
     
     
"Face à l’impossibilité de réaliser une tâche par manque de moyens un salarié peut adopter trois attitudes : travailler plus pour combler le manque de ressources disponibles ; démissionner ; s’absoudre de la mission initiale et la remplacer par du « bullshit »."

"Face à l’impossibilité de réaliser une tâche par manque de moyens un salarié peut adopter trois attitudes : travailler plus pour combler le manque de ressources disponibles ; démissionner ; s’absoudre de la mission initiale et la remplacer par du bullshit." 

Dans "Imposture à temps complet" Nicolas Kayser-Bril nous livre une analyse pertinente et convaincante de la présence des "bullshit jobs" dans les économies libérales et socialistes. Agents de contrôle dans les aéroports, travailleurs sociaux renonçant à leur mission faute de moyens, solutions de police prédictive, ce phénomène planétaire touche tous les secteurs de l’économie.

Ce livre nait d’une de vos expériences professionnelles. Vous êtes embauché par une agence de développement pour créer un programme de formation au journalisme de données. Quel est votre constat ?

Je suis confronté à une fiche d’une demi-page décrivant le projet à 300 000 euros pour lequel on me recrute. Comme il ne s’agit pas de ma première expérience de "bullshit job" cela ne me semble pas être un problème fondamental. Parfois, dans de grandes organisations, l’on est obligé de rédiger des descriptions de projets n’ayant pas beaucoup de sens, mais ayant le mérite de permettre ensuite au chef de projet de les réorganiser comme ils le souhaitent. En revanche, je suis surpris de constater à quel point mes collègues et mes supérieurs hiérarchiques semblent incapables d’agir avec le détachement nécessaire pour réaliser le non-sens de la mission. Au lieu d’accepter ce constat je suis contraint de prétendre « multiplier » les journalistes et faire du « blended learning ». Le projet devait durer deux ans, j’ai donné ma démission au bout d’un an.

Vous donnez plusieurs exemples de bullshit jobs comme les agents de contrôle dans les aéroports dont l’efficacité sur la prévention des attentats n’a pas été prouvée. Sont-ils plus présents dans certains secteurs et/ou pays ?

C’est une question qui revient souvent or aucun pouvoir public ni même laboratoire de recherche n’a essayé d’y répondre. Je ne peux y apporter une réponse à travers une enquête de 220 pages. Ces exemples démontrent uniquement si une tâche accomplit ce qu’elle est censée accomplir. Dans certains métiers il est clair que la représentation a plus d’importance que le résultat produit, c’est souvent le cas des cabinets de conseils. Michael Power, ancien consultant devenu sociologue, l’a d’ailleurs démontré au début des années 90, dans « la société de l’audit ».

Les bullshit jobs ne sont pas l’apanage des systèmes libéraux et néo libéraux. On les retrouvait dans les régimes communistes par exemple…

Effectivement c’est pourquoi j’ai mentionné à la fin du livre les analyses de Vaclav Havel. L’ignorance complète ou quasi complète des sociologues et anthropologues étasuniens et européens de la réalité du bloc socialiste nous empêche d’avancer. Elle relie systématiquement ce phénomène au capitalisme or ses causes ne se limitent pas au système économique.

Vous proposez une grille de lecture des bullshit jobs composée de deux variables : la présence de mission et les ressources disponibles. Pourriez-vous donner quelques exemples ?

J’ai constaté que pour faire des taches valorisantes dans sa vie professionnelle il fallait qu’elles soient atteignables et clairement définies. Une startup récemment créée peut représenter une organisation avec une mission clairement définie, lorsque les employés et les dirigeants savent pourquoi elle a été créée, connaissent leur mission, leur produit. Dans ce cas de figure la croissance est telle que chacun sait ce qu’il doit faire et dispose des ressources nécessaires. Quand ces deux dimensions coexistent, tout est orienté vers un but, la présence de bullshit job est plus difficile.

A contrario dans une entreprise où l’on n’a ni mission ni budget, il devient quasiment impossible de réaliser une tâche valorisante. Cela peut être, par exemple le cas d’industries menacées par de nouveaux entrants dont la mission originelle n’a plus de sens et personne ne sait par quoi la remplacer.

Face à l’impossibilité de réaliser une tâche par manque de moyens un salarié peut adopter trois attitudes : travailler plus pour combler le manque de ressources disponibles ; démissionner; s’absoudre de la mission initiale et la remplacer par du « bullshit ». 

Vous dénoncez la vaste hypocrisie consistant à associer la valeur du travail au marché, alors que cette valeur tient plus de la norme sociale…

Ce gouffre béant entre la théorie économique classique et la réalité est apparu au grand jour pendant la crise sanitaire. On a préféré laisser les légumes pourrir sur place ou encore faire venir de la main d’oeuvre de Roumanie ou du Maroc que d’augmenter les salaires des travailleurs agricoles. L’hypocrisie des dirigeants est intériorisée par l’ensemble de la population. Sur ce point il est d’ailleurs très intéressant de confronter les travaux des sociologues avec la théorie économique classique. S’il existe peu d’études sur la manière dont sont fixés les salaires, les quelques études dont on dispose montrent que les salaires ne sont pas déterminés par la valeur ajoutée d’une nouvelle recrue, mais par l’habitude, la comparaison (ndlr. Avec d’autres postes) et la politique interne.

Lien vers l'ouvrage "Imposture à temps complet".