François Dupuy : "l’injonction à la coopération est généralement stérile"

Interview

François Dupuy : "l’injonction à la coopération est généralement stérile"

Pilier de l’école française de sociologie des organisations

8 décembre 2022

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En cessant de protéger leurs salariés, les entreprises, qui avaient pourtant besoin d’un engagement maximal de leur part, ont obtenu exactement le contraire : un retrait rapide de la confiance

Né en 1947, François Dupuy, est un l’un des piliers de l’école française de sociologie des organisations et un fin connaisseur du monde de l’entreprise. Il a enseigné à L’Insead, à l’Indiana University, mais aussi en Chine, en Californie et en Belgique. Il est l’auteur (entre autres) de Lost in management (2011) et La faillite de la pensée managériale (2015).

Comment jugez-vous l’évolution de la posture managériale dans les entreprises ?

Les études, ainsi que l’observation des pratiques et comportements de travail décrivent abondamment une tendance marquée au désengagement des salariés. Les DRH ont parfaitement conscience du phénomène de retrait qui a gagné leurs troupes. Les directions d’entreprise et le management ont perdu la main, ils n’ont plus le contrôle des choses ni des gens. Cette perte de maîtrise n’est pas apparue de manière inconditionnelle et spontanée. Elle procède d’une lente évolution de l’organisation du travail, qui s’est traduite in fine par une véritable inversion de modèle, puisque les entreprises sont passées en l’espace d’un demi-siècle d’un modèle taylorien effectif à un système revendiqué de coopération.

En quoi le modèle taylorien était-il synonyme d’engagement ?

Il a été le garant d’une réelle protection de l’entreprise pour les salariés. Pour décrire le modèle taylorien, la sociologie des organisations parle de travail segmenté et séquentiel. Segmenté, car chaque personne se voit attribuer une partie de l’ensemble ; séquentiel car réaliser sa tâche induit que les personnes en charge de l’étape amont aient effectué la leur. Ce système, qui consacre l’autorité des petits chefs, la répétition et la prévisibilité des tâches et exclut toute autonomie, s’avère également assez protecteur pour les salariés. Le taylorisme correspond de fait à une période faste à la fois pour les entreprises, qui ont prospéré, et pour les salariés, qui ont conquis des avantages, tant sur le plan des conditions de travail que sur celui des rémunérations et des droits.

Comment ce modèle “protecteur” s’est-il peu à peu délité ? 

Les organisations tayloriennes, fondées sur la séparation des tâches, mais aussi des études, des processus et de la production, ont révélé leurs limites. En l’occurrence, la multiplication des défauts de production et, partant, des interventions post-fabrication. Avec pour conséquence mécanique une augmentation des coûts. En fait, l’ère du taylorisme, c’est l’ère des produits à faible qualité et à prix fort. Les entreprises ont alors commencé à mettre en placedes organisations en silos. La logique d’autonomisation des services et des individus a commencé à prévaloir. Avec, il faut le dire, l’aval des salariés eux-mêmes, qui ont gagné en responsabilité, en liberté et en marge de manœuvre. Mais la rançon de cette nouvelle organisation en silo, c’est que le travail est devenu opaque. C’est alors qu’a émergé le concept de coopération, sensé “désopacifier” les organisations. Dernièreétape en date de ce long processus d’inversion du modèle, la coopération est également un symptôme de réaction des organisations à la crise et mondialisation.

Comment cela ?

La mondialisation a exacerbé la concurrence. Le rapport de force producteurs / consommateurs s’est inversé au profit des seconds, qui, commençant à avoir le choix, n’ont plus accepté de payer cher des produits de faible qualité. Il a donc bien fallu diminuer les coûts de production tout en améliorant la qualité des produits et des services. Pour ce faire, les entreprises ont dû trouver une variable d’ajustement : l’organisation du travail. Les silos ont été cassés au profit de modèles plus collaboratifs.La posture est fondée, en tout cas sur le plan théorique : en travaillant ensemble, on met le travail en discussion, on confronte les points de vue, on gère les divergences, on prévient les problèmes en amont et on n’a plus à les corriger en aval. 

La coopération est donc sous-tendue par la volonté de mettre en place des organisations plus flexibles, plus efficaces et moins couteuses. Que redire à cela ?

Pour le consommateur, il ne fait pas de doute que ce modèle a bien des avantages. Dès lors que l’on a introduit de la coopération dans le travail, on a augmenté la qualité et baissé le prix des produits. Mais pour les travailleurs, c’est tout autre chose. Les silos dans un premier temps, la coopération ensuite, ont introduit une grande déstabilisation.Dans le modèle segmenté et séquentiel, chacun fait “son” travail de son mieux et s’en trouve récompensé quand le travail est bien fait. La coopération vient compliquer la donne. Elle oblige les différentes briques opérationnelles et fonctionnelles – individus et services - à s’accorder sur un objectif collectif, qui deviendra l’étalon de toute évaluation. Cela introduit de l’interdépendance, une aptitude à la souplesse et donc de l’inconfort. 

La perte de confort suffit-elle à expliquer le désengagement des salariés ?

Le contrat loyauté contre protection, qui fondait les organisations tayloriennes,  a explosé. En cessant de protéger leurs salariés, les entreprises, qui avaient pourtant besoin d’un engagement maximal de leur part, ont obtenu exactement le contraire : un retrait rapide de la confiance. Ce, parce qu’elles ont tout fait de travers. La vision collective ne va pas de soi. Bien sûr, personne ne dira qu’il ne souhaite pas coopérer. Mais la coopération n’est pas un comportement spontané. Elle requiert un haut niveau de régulation au niveau de l’organisation et d’exigence au niveau des individus, contraints de devenir interdépendants, tant dans l’exercice de leur mission que dans son appréciation. Or, les salariés ont été sommés de coopérer. A cet égard, nombre de travaux de sociologie des organisations ont montré que l’injonction à la coopération, tout autant que l’injonction à l’engagement, est généralement stérile, voire contre-productive, dans la mesure où elle exprime une distorsion entre le message et le contexte. 

Un exemple ?

Si l’entreprise appelle ses collaborateurs à se mobiliser pour un objectif collectif, tout en maintenant des grilles d’évaluation individuelles, elle a toutes les chances de les voir chercher à répondre aux secondes plutôt qu’à servir le premier. L’engagement est conditionné par l’existence d’un contexte pensé et animé au service d’une vision collective et avec le plein soutien du management. La plus grande erreur des entreprises, c’est d’avoir réagi à la perte de contrôle par la coercition. En multipliant les procédures, les normes, les indicateurs et les outils de reporting, le management a mis les salariés sous surveillance. Ce qui n’a fait qu’accélérer et renforcer le phénomène de retrait.

N’y a-t-il pas dans ce phénomène un fort paramètre générationnel ?

Il est indéniable. Les baby-boomers ont été nourris à une vision quasi essentialiste du travail (“tu te réaliseras dans le travail”). Les générations X, Y et Z s’inscrivent dans une logique beaucoup plus instrumentale (“tu travailleras pour pouvoir gagner ta vie”). Quand leurs ainés assuraient l’entreprise de leur engagement quasi inconditionnel, les jeunes générations ne voient dans l’entreprise qu’un employeur remplaçable. 

Comment jugez-vous l’émergence de nouvelles fonctions dédiées au bien-être des salariés ?

Les entreprises font pour la plupart la même erreur, qui consiste à penser que l’on peut transformer les comportements par la promesse d’avantages individuels (autonomie flexibilité et renforcées, télétravail…) ou par l’introduction dans les organigrammes de fonctions fantoches (“chief happiness officers”). Les dirigeants ont une tendance têtue à raisonner à l’envers, à confondre structure et organisation. Ils persistent à croire que changer les organigrammes et les procédures suffit à transformer les organisations. A iso-organigramme, on peut avoir cent façons différentes de fonctionner ! Les organigrammes ne pèsent que sur la structure, laquelle n’a finalement que très peu d’influence sur le fonctionnement réel de l’entreprise. Il ne peut y avoir changement qu’à partir du moment où l’on se penche sur les comportements que l’on souhaite valoriser et la façon de les obtenir... La théorie, c’est la structure, l’organisation, la réalité.Non seulement la notion de structure ne permet pas d’atteindre le réel du travail, mais les découpages qu’elle induit constituent eux-mêmes un puissant obstacle à la compréhension de la réalité.

Justement, vous insistez beaucoup dans vos travaux sur la nécessité de ne pas occulter la complexité du réel… 

Les gens sont intelligents. Pour “embarquer” des individus intelligents, il faut tenir compte de la complexité des choses. Si on leur dit “faites ainsi” sans rien changer aux organisations, on va droit dans le mur. Il faut créer les conditions d’une cohérence entre le discours et les comportements attendus. Cela passe inévitablement par un travail sur la globalité des organisations. Et cette globalité est complexe. De plus en plus complexe. La comprendre requiert du temps, de bons outils et un effort considérable. Le problème, c’est que plus les questions à traiter sont nombreuses et complexes, moins ceux qui en ont la charge peuvent y consacrer du temps. S’instaure dès lors une espèce de fuite en avant, où moins le top management a de connaissance de la réalité, de la capacité des acteurs du corps social à s’approprier le réel, plus il lance d’initiatives dans tous les sens. On est en plein management superficiel à coups de recettes miracles.

Quelle est ici est la part de responsabilité des consultants ?

Les cabinets de conseil, pas davantage que les business schools, ne s’intéressent avec une rigueur scientifique à la complexité des organisations. Pire : leur business model est contradictoire avec la posture, l’objectif et la méthodologie des sciences sociales. Quant aux grandes écoles, elles consacrent l’information des modèles théoriques, en aucun cas la compréhension de la réalité des organisations.

L’entreprise libérée peut-elle constituer une réponse à la perte de contrôle des entreprises et une clé de “réengagement” des salariés ? 

Les théories de la “libération” de l’entreprise s’appuient sur une vision assez sommaire des rapports sociaux : en gros, il suffirait de donner de l’autonomie aux individus pour leur permettre de s’épanouir. Si les différents ouvrages publiés ces dernières années autour de l’entreprise libérée ont eu une indéniable fonction de lanceurs d’alerte, leur fondement scientifique demeure très fragile. Leurs auteurs restent prisonniers de la pyramide de Maslow, dont on sait à quel point elle s’avère insuffisante à décrire l’ensemble des ressorts qui sous-tendent la réalité d’une entreprise (enjeux de pouvoir stratégies d’acteurs, pression des parties prenantes, données culturelles, etc.). Les tentatives d’entreprise libérée ne résistent ni à l’analyse, ni à la réalité. Et pour cause : l’entreprise libérée ne fonctionne pas pour la bonne raison qu’elle escamote ce qui caractérise l’entreprise, à savoir sa complexité. D’une certaine manière, les théories de la libération, en prétendant sortir les entreprises de leur impasse, reproduisent cette lecture simplificatrice qui les y a menées. C’est d’autant plus regrettable que la conscience de la complexité du fonctionnement de l’action collective a beaucoup progressé, grâce au travail de la recherche en sociologie des organisations.

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