Rasoir de Hanlon : malveillance ou bêtise ?

rasoir de hanlon

Le rasoir de Hanlon repose sur un aphorisme simple, mais qui fait souvent débat : « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer. » Formulé en anglais sous la forme « Never attribute to malice that which is adequately explained by stupidity », il met en garde contre la tendance à interpréter trop rapidement les actions négatives d’autrui comme intentionnellement nuisibles. Cette approche peut paraître rassurante, car elle célèbre l’idée que, dans bien des cas, la bêtise ou l’incompétence sont plus courantes que la cruauté. Mais de là à savoir si c’est vraiment une bonne nouvelle, il n’y a qu’un pas. Certains voient dans le rasoir de Hanlon un principe profondément optimiste, tandis que d’autres y perçoivent une vision plutôt sombre de la nature humaine, puisque cela sous-entend l’omniprésence d’erreurs et de manques de jugement.

Le terme rasoir fait allusion, dans le langage philosophique, à l’idée d’« élaguer » les hypothèses inutiles pour ne conserver que l’explication la plus plausible. Le rasoir de Hanlon, en cela, s’inscrit dans une tradition qui inclut d’autres principes similaires, dont le plus fameux est le rasoir d’Ockham. En entreprise, au quotidien, dans l’espace médiatique, il est fréquent de se demander si un échec, une contrariété ou même un événement catastrophique, résultent de malveillance ou d’une simple bévue. À titre d’illustration, il suffit de penser à ce collègue qui n’a pas respecté un délai et vous a placé dans une situation délicate : a-t-il cherché à vous nuire ou ne maîtrisait-il tout simplement pas les compétences nécessaires pour mener à bien sa mission ?

L’interprétation charitable du rasoir de Hanlon a donc été saluée pour son utilité dans la vie de tous les jours : elle aide à tempérer les jugements et à cultiver une forme de bienveillance ou, au minimum, de distance critique avant d’accuser quelqu’un de vouloir nous faire du tort. L’engouement pour ce principe est tel qu’il est souvent évoqué pour analyser des conflits, remettre en question des théories du complot ou mieux comprendre certaines dynamiques dans les organisations. Néanmoins, comme tout principe philosophique, il fait l’objet de discussions passionnées, notamment sur le sens à donner au mot « bêtise » et sur les limites d’un tel raisonnement dans les cas où la malveillance réelle ne peut être ignorée.

Genèse et origines du rasoir de Hanlon

Ce principe est traditionnellement rattaché à un programmeur américain nommé Robert J. Hanlon, qui l’aurait exprimé en 1980, selon certaines sources à vocation humoristique ou compilant des lois similaires à la loi de Murphy. Cette origine a été contestée, car il existe des formulations plus anciennes renvoyant à des idées analogues. On a parfois voulu attribuer la paternité de l’axiome à l’écrivain de science-fiction Robert A. Heinlein, qui, dans ses nombreuses réflexions sur la nature humaine, a partagé des maximes proches. D’autres ont souligné que Johann Wolfgang von Goethe, au XIXe siècle, a déjà assimilé la méchanceté à l’incompétence au sens large.

En dépit de cette incertitude, l’expression « rasoir de Hanlon » reste celle qui s’est imposée. Elle s’inspire de la métaphore du rasoir d’Ockham : le terme rasoir désigne l’instrument intellectuel visant à trancher toute hypothèse superflue qui compliquerait l’explication d’un phénomène. Dans le cas présent, la malveillance – entendue comme un désir volontaire de nuire à quelqu’un – apparaît comme l’hypothèse « la plus lourde », alors que l’ignorance ou l’erreur semblent statistiquement plus répandues.

De même, on retrouve sous la plume de Michel Rocard une paraphrase fameuse : « Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare. » Cet énoncé illustre parfaitement la logique hanlonienne : accusons d’abord l’éventuel manque de compétence ou la bêtise, avant d’imaginer un complot fomenté par un esprit machiavélique.

Pourquoi un « rasoir »

Le terme rasoir déroute parfois, tant il semble étrange de parler d’un principe philosophique avec un outil de toilette pour emblème. Cependant, dans ce champ d’idées, un rasoir joue le rôle d’une lame conceptuelle : il tranche les explications trop complexes pour privilégier celles qui présentent le moins de suppositions supplémentaires. Il s’agit d’éviter que notre imagination ne gonfle indûment les motivations hostiles, comme si tout acte déplaisant devenait signe d’un grand dessein malveillant.

Ce fonctionnement rappelle le raisonnement philosophique qui sous-tend le rasoir d’Ockham, généralement résumé sous la forme : « Entre plusieurs hypothèses possibles, la plus simple est souvent la meilleure. » Appliqué au rasoir de Hanlon, cela revient à dire que la bêtise ou l’incurie constitue l’explication la plus simple dans un grand nombre de situations.

Cette démarche d’élimination se comprend mieux si on la compare aux biais cognitifs que nous pouvons éprouver, notamment l’erreur d’attribution fondamentale. Nous avons tendance, en tant qu’êtres humains, à surestimer les facteurs internes (intention, caractère) quand nous jugeons les comportements d’autrui, alors que nous minimisons souvent les facteurs contextuels (fatigue, manque d’information, pression extérieure).

Malveillance vs bêtise : l’enjeu du débat

L’énoncé originel « Ne jamais attribuer à la malveillance ce que la bêtise suffit à expliquer » souffre d’une incertitude de traduction qui le rend plus complexe qu’il n’y paraît. En anglais, le mot stupidity peut signifier bêtise, ignorance, incompétence ou manque de jugement. Selon la nuance privilégiée, la conclusion diffère considérablement.

Si l’on suppose qu’une personne se trompe par incompétence, il est possible de lui proposer une formation ou de l’orienter vers des outils qui pallient ses faiblesses. Cette vision reste relativement optimiste dans la mesure où on postule que le problème peut être résolu en apprenant de nouvelles compétences ou en corrigeant des processus erronés.

Si, en revanche, on parle vraiment de bêtise au sens d’une incapacité profonde à faire preuve de logique ou de prudence, la situation est plus pessimiste. L’économiste Carlo Cipolla, dans son ouvrage consacré à la stupidité humaine, estime qu’il est plus difficile de se préserver d’une personne stupide que d’une personne malveillante. Lorsque la malveillance est avérée, il est en principe possible de la combattre juridiquement, de trouver une parade ou de négocier. Face à la bêtise pure, la tâche est considérablement plus ardue, puisqu’elle ne se fonde ni sur un calcul rationnel ni sur des motivations claires.

Ce débat s’invite particulièrement dans le monde professionnel. Lorsqu’un projet échoue, doit-on pointer du doigt un sabotage interne ou un manque de compétences ? Imaginer qu’un collègue a tout fait pour vous nuire confère un caractère dramatique à la situation et renforce les tensions relationnelles. Penser qu’il ne disposait simplement pas des aptitudes nécessaires conduit à un autre registre de solutions : revoir la répartition des missions, proposer une remise à niveau, repenser la communication ou la manière d’établir les priorités.

Intérêts et applications pratiques

La force apparente du rasoir de Hanlon est de nous rappeler que, le plus souvent, nous affrontons des circonstances contingentes ou des lacunes de jugement plutôt que la pure hostilité. Au quotidien, cela peut grandement améliorer la manière dont on gère les conflits.

En entreprise, l’exemple d’une panne informatique massive illustre bien cette perspective. Une compagnie aérienne confrontée à un incident technique va susciter chez ses clients une angoisse ou une colère considérables. Certains voyageurs seront tentés d’accuser la direction d’avoir sciemment rogné sur les coûts, d’avoir négligé les contrôles, voire de mettre en place un plan cynique pour gagner à long terme. Pourtant, l’enquête révélera souvent la simple défaillance d’un composant électrique ou la mauvaise manipulation d’un technicien, exempts de toute volonté de nuire.

Des cas célèbres, comme celui d’une grande compagnie aérienne dont la panne a affecté des milliers de passagers, ont vite engendré des rumeurs sur une potentielle démarche malveillante. Après vérification, il s’est avéré que la cause la plus probable était un dysfonctionnement de l’alimentation additionné à un manque de procédure claire. Le rasoir de Hanlon invite à ne pas surestimer la malveillance, précisément parce que la probabilité d’une faute technique ou d’une incompétence demeure plus élevée que celle d’une intention maligne.

Autre exemple emblématique : la polémique autour du ralentissement des performances d’anciens téléphones dans l’industrie high-tech. Nombre de consommateurs se sont persuadés que cette stratégie était dictée par le désir de pousser les clients à renouveler leur appareil. Au-delà de l’existence d’intérêts commerciaux bien réels, on peut aussi envisager que des centaines d’ingénieurs, sous la pression de cahiers des charges complexes, aient procédé à des ajustements de batterie ou de mise à jour logicielle qui ont mené à ces effets de ralentissement, sans qu’il y ait forcément un plan délibéré pour nuire aux utilisateurs.

La perspective du rasoir de Hanlon encourage également une attitude plus empreinte d’empathie dans les communications quotidiennes, qu’il s’agisse d’e-mails maladroits, de retards dans le service client ou de conflits mineurs au sein d’une équipe. Avant de s’indigner et d’y voir un signe personnel de malveillance, on gagne à se demander si la personne responsable n’a pas simplement fait preuve de négligence, de méconnaissance ou de stress.

Critiques et controverse

Certains soulignent que la principale limite du rasoir de Hanlon est de faire l’impasse sur l’hypothèse de la malveillance réelle. En effet, la malveillance existe bel et bien dans de multiples contextes : un sabotage planifié, une escroquerie, un acte de harcèlement, voire même un désir conscient de déstabiliser un concurrent. Il serait naïf de nier catégoriquement ce type d’intention.

Une autre critique consiste à estimer que cette maxime peut se retourner en prétexte pour dédouaner des comportements qui devraient précisément être reconnus comme nuisibles. Dans le monde des affaires, on a vu des entreprises se défendre en plaidant la simple incompétence, alors qu’elles avaient bel et bien mis en place des pratiques trompeuses ou un système de vente abusif. La question se pose par exemple quand une banque impose des objectifs de vente intenables qui encouragent les employés à frauder : a-t-on affaire à de la bêtise managériale ou à une stratégie délibérée pour maximiser les profits au mépris de l’éthique ?

Le rasoir de Hanlon peut aussi s’avérer trop simplificateur s’il est utilisé de manière rigide. Adopter systématiquement la présomption de bêtise chez l’autre revient parfois à sous-estimer la complexité des choix humains, qui peuvent mêler incompétence et intentions plus ou moins malveillantes. Dans une situation de conflit gravissime, insister sur l’erreur plutôt que sur la volonté de nuire peut conduire à ignorer des alertes sérieuses.

De plus, certains aspects culturels ou contextuels peuvent jouer un rôle. Dans certaines organisations, il y a un véritable climat délétère qui favorise les machinations, tandis que dans d’autres, la bonne foi demeure la norme. Le rasoir de Hanlon n’est pas un dispositif légal, ni un outil scientifique : c’est une simple ligne directrice incitant à réviser nos jugements avant de conclure à l’existence d’une intention perverse.

Conclusion

Le rasoir de Hanlon, parfois appelé loi de Hanlon, apparaît comme une forme de sagesse pratique qui encourage le discernement dans les rapports humains. Il nous rappelle que la plupart des situations fâcheuses, des erreurs, voire des échecs cataclysmiques, ne découlent pas forcément d’un désir malveillant de saboter ou de nuire. Souvent, un manque de connaissance, une incompréhension mutuelle ou une bévue technique expliquent l’inconfort que l’on subit.

Ce principe ne se substitue cependant pas à une véritable enquête lorsque des faits portent à croire qu’il y a réellement intention de faire du mal. Couper la parole en criant à la bêtise, trop rapidement, peut faire passer pour naïf, voire complice, lorsqu’un comportement est pourtant clairement malintentionné. La force du rasoir de Hanlon, c’est qu’il nous incite à analyser des causes simples avant d’attribuer des motifs exceptionnels, pour un résultat plus nuancé et potentiellement plus juste.

En entreprise, son application peut contribuer à dénouer des tensions, car supposer d’emblée que les autres n’agissent pas par malveillance instaure une atmosphère de collaboration et de confiance. Toutefois, si la malveillance s’avère dans les faits, mieux vaut ne pas l’ignorer. La vraie sagesse, ici, consiste à se tenir à l’écoute de toute forme de preuve, à l’image de la variante prudente qui propose de ne pas exclure a priori l’intention maligne.

Au final, le rasoir de Hanlon montre à la fois un regard optimiste sur la nature humaine, en postulant que l’intention de faire le mal est plus rare que la simple bêtise ou la négligence, et un regard potentiellement pessimiste, puisqu’il sous-entend que l’erreur est omniprésente. Accepter cette ambiguïté, c’est reconnaître que les individus sont imparfaits, souvent contradictoires, et que le monde est façonné par d’incessantes interactions, parfois maladroites, parfois malveillantes. Adopter ce rasoir, c’est consentir à un effort de recul personnel, en se rappelant que dans beaucoup de cas, il existe des causes moins retorses – et souvent plus fréquentes – que l’intention délibérée de nuire.

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