Identité professionnelle et sincérité des postures

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Identité professionnelle et sincérité des postures

31 août 2023

Chaque métier a ses gestes mais aussi ses postures et ses attitudes, qu’impose une identité professionnelle. Changer de poste c’est donc aussi changer de postures. En adopter de nouvelles indique que cela est intégré par celui qui occupe le nouveau poste.

Mais jusqu’où ces postures sont-elles sincères et jusqu’où cela mobilise nos émotions ?

L’approche socio-matérielle est attentive aux interactions des individus avec leur environnement matériel et aux conduites qui en émergent. Elle envisage ainsi la construction identitaire professionnelle au travers des équipements mis à disposition et aux pratiques sociales qui en découlent.

Ainsi, une promotion s’accompagne d’un nouveau bureau, d’un véhicule de catégorie supérieure. Ces exemples constituent cependant essentiellement des marqueurs sociaux.

D’autres éléments induisent de nouveaux comportements, lesquels participent à une régulation identitaire. C’est ce que décrivent trois auteurs français dans leur article : « Welcome to the whiteboard, the new member of the team » : identity regulation as a sociomaterial process (G. Paring, S. Pezé, I. Huault 2017).

L’article décrit comment une entreprise qui entame une réorganisation destinée à simplifier les process, construit une équipe de consultants internes pour mener cette réorganisation. La moitié d’entre eux occupaient déjà des postes en interne. La définition du nouveau poste de consultant s’est précisée progressivement, en même temps que de nouveaux comportements professionnels émergeaient autour de nouveaux équipements.

Celui qui a retenu l’attention des chercheurs est le tableau blanc sur lequel les tâches à réaliser étaient notées chaque matin. Le remplissage de ce tableau se faisait selon des protocoles cadrés : division du tableau en un certain nombre de cases, symboles, couleurs et post-it. Il fallait autant lister les tâches à réaliser que les difficultés rencontrées et les progrès réalisés.

Dans ce rituel quotidien, certains se limitaient à le remplir le matin ; d’autres s’empressaient de noter chaque progrès au cours de la journée. Différentes postures ont ainsi émergé. Un autre rituel était la réunion débout. Celle-ci impose des postures différentes des réunions assis autour d’une table, lors desquelles une partie du corps est caché.

L’objectif affiché était que ces nouveaux consultants reflètent par leur pratique, le lean management program qui devait être déployé au sein de l’entreprise. Ce programme impliquait notamment que les employés soient problem-solver, transparents et orientés résultats.

Les auteurs montrent qu’au-delà du discours de l’entreprise qui prônaient l’acquisition de ces compétences ; ce sont les attitudes des consultants qui les ont représentées. Le remplissage du tableau blanc affichait leur transparence quant aux problèmes rencontrés, dont les solutions étaient discutées collectivement, ils étaient donc aussi problem-solver. La réalisation des tâches montrait leur focalisation sur les résultats. Ils incarnaient donc de façon performative le programme à déployer et, adoptait ainsi une nouvelle identité professionnelle.

Un nouveau consultant fut intégré à l’équipe après quelque temps. Il porta un regard neuf et décalé sur certaines pratiques apparemment exagérées. Citant la célèbre sociologue du genre Judith Butler, les auteurs rappellent que l’exagération d’attitudes peut constituer une opposition à l’adoption d’une identité si elle est considérée comme imposée de l’extérieur. En exagérant ce qui est attendu d’un consultant ; ils parodient la posture et rappellent implicitement que l’identité n’est pas naturellement adoptée, elle est surjouée. Ce sont les objets qui permettent et induisent ce jeu.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ! clamait Lamartine.

A défaut d’une âme, les objets sont dotés d’affordance. Introduit par J. Gibson (Theory of affordances 1977) ; ce concept désigne les possibilités d’actions que les objets offrent à leurs usagers.

Il existe cependant une différence de taille entre le fait d’utiliser de nouveaux équipements imposés et l’opportunité de saisir les potentialités des objets à dispositions. C’est ce qu’illustre le témoignage de Constantin Stanislavski, dont l’œuvre a inspiré l’école de l’Actor Studio, lors d’une répétition solitaire d’Othello :

Je sentais mes mains, mes bras, mes jambes, mon visage se mouvoir malgré moi, et jusqu’au plus profond de mon être quelque chose me poussait à jouer. … Je commençais déjà à déclamer lorsque j’aperçois un coupe-papier d’ivoire. Je le glisse dans ma ceinture comme un dague. D’une serviette, je me fais un turban. Mes draps et mes couvertures me servent de robe ; mon parapluie se transforme en cimeterre ; un grand plateau que je découvre dans la salle à manger me fait un bouclier. Mon bouclier à la main, j’étais devenu un véritable guerrier (La formation de l’acteur, p 16, cité par David Berliner, p. 102).

Comme le rappelle David Berliner qui cite ce texte, les acteurs doivent puiser dans leur inconscient les ressources pour exprimer les émotions avec sincérité. Ainsi, les acteurs ne jouent pas, ils vivent une expérience (David Berliner, 2022, p 90).

Cet exemple montre une différence de chronologie qui me paraît essentiel : l’acteur est investi par le rôle et il est poussé à jouer. Il ne l’incarne pas encore pleinement, c’est à la fin qu’il devient un guerrier. L’étape intermédiaire consiste à interpréter son environnement, à donner un nouvel usage aux éléments qui l’entourent puis à s’en parer. L’autre différence de taille est le rôle des émotions : c’est par leur prisme que l’environnement se redessine.

La régulation identitaire qui s’effectuerait au travers des éléments matériels mis à disposition des consultants n’emprunte pas la même chronologie. Elle semble relativement efficace, puisque les personnes utilisent les équipements et adoptent ainsi une nouvelle posture. Ils confirment leur assentiment, mais peut-on réellement parler d’une nouvelle identité professionnelle !

D’autre part, fait que la régulation de l’identité se produise avant l’apparition d’émotions liées à l’intériorisation du nouveau rôle empêche que l’environnement soit perçu d’une façon nouvelle ; d’une façon disruptive. Cela peut apporter de l’efficacité, voire de la performance mais certainement pas d’innovation.

Imposer un environnement et ses usages, plutôt que simplement proposer un nouvel environnement, limite fortement la plasticité identitaire. Cette plasticité est au cœur de l’innovation et décuple l’attention et la vigilance que l’on porte à notre environnement.

Eric Ries décrit cela quand il traite des usages émergents des nouvelles applications, auxquels doivent être attentifs leurs concepteurs.

Références :

Berliner David : Devenir Autre – Hétérogénéité et plasticité de soi. Ed La Découverte 2022

Butler  Judith: Gender Trouble and the Subversion of Identity 1999

Gibson James J. : Theory of affordances 1977

Paring, G., Pezé, S., & Huault, I. (2017). ‘Welcome to the whiteboard, the new member of the team’: Identity regulation as a sociomaterial process. Organization24(6), 844–865. https://doi.org/10.1177/1350508416686407

Ries Eric, Lean Startup – Trad Marianne Bouvier, Magali Gunette, Catherine Sobecki, Pearson 2015 Stanislavski Constantin : La formation de l’acteur – Trad E. Janvier - Payot 2015 -