L’emploi des séniors, un rêve de nantis ?

Devenez, à votre échelle, acteur du changement ?

Vos idées nous intéressent, votre opinion nous importe et votre point de vue est essentiel.

Proposez votre contenu

L’emploi des séniors, un rêve de nantis ?

21 septembre 2022

Le recul de l’âge de la retraite nécessite une inévitable hausse du taux d’emploi des séniors. Las, les entreprises rechignent toujours à embaucher les plus de 50 ans. Quant aux principaux intéressés, la perspective de travailler après 40 ou 45 ans de vie active ne fait pas l’unanimité…

En 1950, la planète comptait 200 millions de personnes âgées. En 2050, elles seront 2 milliards. La population espagnole sera alors la plus âgée du monde, avec un âge médian de 55 ans. Parallèlement, les taux de natalité ne cessent de baisser dans la plupart des pays développés : 1,3 enfant par femme au Japon, 1,4 enfant en moyenne dans les États de l’Union européenne (UE). Ce double effet de l’allongement de la durée de la vie et de la baisse de la fécondité menace les équilibres économiques en termes d’épargne, de croissance économique, de consommation, de dépenses de santé mais aussi au niveau du marché du travail, de la solidarité intergénérationnelle et donc des régimes de retraite. Selon l’ONU, le ratio actifs/non actifs était de 12 pour 1 en 1950, il était de 9 pour 1 en 2000 et pourrait n’être plus que de 4 pour 1 en 2050.

En France, pour tenter de résoudre cette inexorable équation, alors même que l’âge d’accès à la retraite est désormais de 62 ans voire 65 ou 67 ans selon les parcours, les gouvernements ont tenté ces dernières années d’agir sur le taux d’activité des séniors tendanciellement bas depuis les années 80. Le démantèlement des systèmes de pré-retraite a de fait accru le taux d’emploi des 55-64 ans : 28% en 1998, 36,5% en 2003 et 52,7% en 2019 (source : Insee). "Mais cette amélioration est essentiellement liée au fait que les personnes en poste restent dans l’entreprise jusqu’à la retraite. Elle est beaucoup moins le résultat d’une augmentation de l’embauche des salariés de plus de 55 ans", note Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).

Seniors, les mal aimés du marché de l’emploi

Et c’est bien là où le bât blesse… L’injonction à recruter davantage de seniors semble avoir bien peu d’effet sur les politiques d’embauche des entreprises. D’autant plus que le marché de l’emploi en France est loin d’être sous tension. Les employeurs français sont donc moins enclins à se tourner vers les personnes de plus de 50 ans. Les raisons, plus ou moins avouées et justifiées, sont un niveau d’études plus faible que celui des jeunes générations, une moins grande adaptabilité, des niveaux de salaires plus élevés, une réticence à la mobilité, une moindre sensibilité au numérique, des risques de santé accrus…

Certes, une étude menée par OasYs Consultants et Syndex, respectivement cabinet RH et société d’expertise pour les représentants des salariés et les organisations syndicales, souligne que l’écrasante majorité des personnes sondées (instances représentatives du personnel, DRH et directions générales) reconnaissent que les seniors détiennent la mémoire de l’entreprise, sont plus fiables et plus autonomes et transmettent des compétences qu’ils ont acquises. Mais ils restent avant tout perçues comme des salariés en fin de carrière : 31 % des répondants estiment qu’on est senior autour de 50 ans et même 28 % dès 45 ans, soit 12 à 20 ans avant leur retraite effective… Or, selon l’ANACT (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail), "à 60 ans, un salarié en bonne santé dispose encore de 80% des potentialités dont il disposait à l’âge de 20 ans".

Une inégale espérance de vie en bonne santé

Si l’on en croit le démographe et biologiste Shripad Tuljapurkar, de l’université de Stanford, l’espérance de vie des pays développés devant avoisiner les 90 ans en 2050, il faudrait donc repousser l’âge de la retraite jusqu’à 75, voire 80 ans. C’est toutefois faire bien peu de cas d’un autre indicateur, bien souvent négligé : l’espérance de vie en bonne santé, à savoir sans limitation irréversible d’activité dans la vie quotidienne ni incapacités. D’après les derniers chiffres de l’Insee, si l’espérance de vie à la naissance en France est de 85,3 ans pour les femmes et de 79,5 ans pour les hommes, leur espérance de vie en bonne santé est respectivement de 64,9 et 63,5 ans, un niveau qui reste stable depuis une dizaine d’années contrairement à la courbe ascendante de l’espérance de vie à la naissance.

Autant dire que dans ces conditions travailler au-delà de 65 ans est, dans bien des cas, peu réjouissant… pour ne pas dire une vue de l’esprit. Les personnes exerçant des métiers bien rémunérés, valorisant et peu pénibles physiquement pourront sans doute y trouver leur compte. Mais ce n’est pas forcément le cas des employés ou ouvriers, ces derniers ayant en moyenne une espérance de vie sans incapacité inférieure d’une dizaine d’années par rapport aux cadres (source Ined). Un constat qui doit être mis en parallèle avec des conditions de travail qui se sont détériorées selon l’économiste Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS : "Depuis le début des années 1980, on a assisté à l’avènement d’un productivisme basé sur des pratiques “innovantes” : polyvalence, autonomie, démarches qualité, etc. Cette nouvelle configuration s’accompagne d’une montée en puissance du sentiment de pénibilité chez les travailleurs. Plus qu’un simple sentiment, les contraintes de rythme, d’horaire, physiques et mentales se conjuguent. En France, la fréquence d’accidents du travail ne diminue plus alors que les troubles musculo-squelettiques progressent exponentiellement". 

Repenser la gestion des ressources humaines

Dans cette relation au travail plus difficile, du moins perçue comme telle, les seniors ont non seulement plus de mal à trouver leur place sur le marché du travail mais ils doivent parfois continuer à travailler après leur retraite pour s’assurer un pouvoir d’achat suffisant. "Pour les métiers dont les retraites sont faibles, le cumul emploi-retraite est plutôt perçu comme une contrainte et passe souvent par des petits boulots peu gratifiants comme la livraison de prospectus", remarque Henri Sterdyniak qui rappelle que les pays qui affichent des taux d’emploi des séniors élevés comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou le Japon recourent massivement à ces jobs d’appoint à faible valeur ajoutée.

En attendant donc un hypothétique changement de paradigme économique avec par exemple l’avènement d’une société de loisirs basée sur l’allocation d’un revenu universel, la nécessité de travailler plus longtemps pour maintenir son niveau de retraite semble s’imposer. Mais les chemins proposés ne sont pas toujours enthousiasmants pour les seniors : embauche à des postes offrant peu de promotion, aménagement de carrières vers des fonctions ayant de moindres responsabilités, parfois même avec une baisse de salaires, développement du temps partiel… Indéniablement en France, la culture du départ anticipé a la vie dure. "Changer les comportements et les organisations prendra du temps. Les entreprises vont devoir profondément revisiter la gestion de leurs ressources humaines et des programmes de formation : jusqu’à présent, elles investissaient peu sur un salarié au-delà de 45 ans. Il est donc probable que les entreprises continuent d’embaucher des jeunes sans pour autant conserver l’emploi des seniors pendant quelque temps", prédisait déjà en 2010 Philippe Askenazy dans un entretien aux Echos. Dix ans après, le défi n’a manifestement pas encore été relevé.