Pourquoi la valeur des métiers est inversement proportionnelle à leur utilité sociale ?

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Pourquoi la valeur des métiers est inversement proportionnelle à leur utilité sociale ?

5 octobre 2020

La hiérarchie des métiers est bien souvent dissociée de celle des bénéfices qu’ils rendent à la société. Un phénomène ancien mais particulièrement prégnant dans nos sociétés post-industrielles. L’actuelle crise sanitaire a relancé le débat sur la place de ces métiers à forte valeur sociale ajoutée.

Il aura donc fallu un virus et une pandémie pour que la hiérarchie des métiers soit soudainement inversée. En applaudissant chaque soir à leurs fenêtres pendant deux mois les personnels soignants, les Français ont pris conscience de la valeur des métiers jugés « essentiels ». Médecins, infirmières, aides-soignantes mais aussi auxiliaires de vie, aides à domicile, personnel de nettoyage, caissières, éboueurs ou livreurs, toutes ces professions jusqu’alors « invisibles » ont vu leur utilité sociale tout à coup reconnue, encensée, célébrée. 

Les tâches du quotidien traditionnellement minorées

Le décalage entre leur forte valeur sociale ajoutée et la modicité de leur rémunération (sans parler de leur faible reconnaissance sociale) a frappé les esprits, voire suscité l’indignation. Face à la pression de l’opinion, le gouvernement n’a guère eu d’autre choix que d’engager des mesures notamment de rattrapage salarial. Le 13 juillet, les négociations du « Ségur de la Santé » ont ainsi abouti à un plan de revalorisation des métiers paramédicaux et non-médicaux avec notamment une augmentation des salaires mensuels net de 180 euros, 15 000 embauches dont 7 500 créations d’emploi et une refonte des grilles de salaires. 

Un premier pas (pour le secteur médical tout au moins) qui est loin toutefois de réviser en profondeur cette curieuse hiérarchisation des métiers qui veut que les plus utiles soient les moins bien rétribués. « Ce phénomène paradoxal voire choquant remonte très loin dans l’histoire des sociétés. Le paysan par exemple, qui pourtant nourrit la population, s’est toujours trouvé au bas de l’échelle sociale », déclare Aurélie Jeantet, Maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle et chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa). « Les rapports sociaux et de domination qui structurent une société ont toujours dicté la hiérarchie des métiers en fonction de critères qui généralement minorent la valeur des tâches liées au réel, à la matière et aux nécessités du quotidien », explique la sociologue. Les Dalits ou Intouchables en Inde en sont l’illustration la plus flagrante. Exerçant originellement des métiers considérés comme impurs d'un point de vue religieux (boucher, tanneur, vidangeur, gardien de cimetière, sage-femme…), ils sont jugés hors-castes selon l’organisation socioreligieuse hindoue et, de ce fait, marginalisés. 

Des compétences méconnues voire ignorées

En France, comme dans bien d’autres pays, la structuration de la valeur des métiers pénalise particulièrement les femmes qui sont surreprésentées dans ces professions dévalorisées. « De l’avis général, on considère que la plupart de ces métiers sont liés à des travaux que l’on pourrait faire soi-même et qui donc n’ont pas ou peu de valeur », constate Françoise Piotet, Professeure émérite de sociologie à l’Université de Paris I qui rappelle d’ailleurs que « les femmes au foyer sont supposées ne pas travailler »« En fait, on observe et analyse très mal ces métiers qui nécessitent en réalité une méthode, de l’intelligence et des savoir-faire. Il faudrait davantage objectiver ces connaissances et ces compétences ainsi que la pénibilité et la charge mentale de ces métiers pour leur redonner leur juste valeur », estime-t-elle. Un point de vue ardemment défendu par Matthew B. Crawford, un universitaire américain reconverti dans la réparation de motos, qui, dans son ouvrage « Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail » (Cahiers Libres – La Découverte, 2010), montre que le « travail intellectuel », tant vanté à l’heure de l’« économie du savoir », se révèle souvent pauvre et déresponsabilisant.

Pour Danièle Linhart, Directrice de recherche au CNRS et professeure à l'Université Paris-Nanterre, la hiérarchisation des métiers répond avant tout aux « principes fondamentaux du capitalisme, notamment du capitalisme financier : la valeur salariale est orientée vers les professions qui permettent de réaliser des gains financiers importants et non vers ceux qui ont une utilité sociale. Le cas des traders en est un exemple caricatural ». Selon la sociologue spécialiste du travail, pour reconnecter rémunération et valeur sociale, il faudrait penser une organisation éthique du travail qui prenne en compte le bien-être physique et moral, qui satisfasse de réels besoins et qui intègre des objectifs écologiques. L’urgence écologique justement peut être « une opportunité pour redéfinir l’utilité sociale des métiers », avance Aurélie Jeantet qui note que « l’attention écologique, là encore, passe par les femmes, en première ligne sur les gestes du quotidien (achats alimentaires, cuisine, consommation d’eau, gestion des déchets…) »

Une autre façon de voir et de faire

Mais, les trois sociologues restent prudentes quant aux réels effets de cette prise de conscience observée au pic de la crise sanitaire. « Une parenthèse plus qu’une révolution », estime Françoise Piotet, « avec la pression du chômage due à la crise économique, l’ancien mode de travail va vite reprendre le dessus »« La structure du système de valorisation des métiers est bien trop profondément ancrée pour être changée sans choix politiques radicaux », confie pour sa part Aurélie Jeantet. Quant à Danièle Linhart, elle constate que « la société individualisée et parcellisée a fait perdre de vue les enjeux sociétaux. On applaudissait à 20h parce qu’on n’avait rien d’autre à faire… La réalité est que l’idéologie du « No alternative » de Margaret Thatcher reste toujours bien ancrée dans les esprits ».  Pourtant, pendant que les actifs sont pris dans la nasse de la productivité, une frange de la population, essentiellement les plus jeunes mais aussi les plus anciens, au cœur des mouvements Nuit debout, des ZAD et des Gilets jaunes, semble se mobiliser ces dernières années pour défendre une autre façon de voir et de faire. Une prise de conscience plus active qui pour l’heure ne s’est pas vraiment traduite par une démarche collective structurée. « Une recherche de solutions personnelles et d’issues de sortie individuelles de ce type de mouvements n’est pas à exclure », prévient Danièle Linhart.