Camille Peugny : "Il faut cesser de renvoyer tout le temps la jeunesse à ses origines sociales"

Interview

Camille Peugny : "Il faut cesser de renvoyer tout le temps la jeunesse à ses origines sociales"

3 mars 2022

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CamillePeugny
     
     
Avec un système scolaire parmi les plus inégalitaires d’Europe et un taux de chômage des jeunes bien plus élevés qu’en Allemagne ou dans les pays nordiques, la France semble prendre bien peu soin de ses jeunes.

Sociologue, professeur des universités à Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et auteur de « Pour une politique de la jeunesse »

Avec un système scolaire parmi les plus inégalitaires d’Europe et un taux de chômage des jeunes bien plus élevés qu’en Allemagne ou dans les pays nordiques, la France semble prendre bien peu soin de ses jeunes. Analyse de Camille Peugny, sociologue, professeur des universités à Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et auteur de « Pour un politique de la jeunesse » (éditions du Seuil, République des idées).

Quelles sont les principales inégalités qui fracturent la classe d’âge des 16-25 ans ?

Toutes les tranches d’âges sont traversées par des inégalités d’ordre sociales, territoriales, ethno-raciales ou de genre. Les jeunes n’y échappent pas s’inscrivant dans une mosaïque de trajectoires et d’expériences différentes. La représentation du jeune aujourd’hui privilégie beaucoup le statut d’étudiant. Mais il faut d’abord bien avoir à l’esprit que seule la moitié des 16-25 ans sont étudiants. L’autre moitié de cette tranche d’âge est en emploi, au chômage ou en inactivité. Et parmi les étudiants eux-mêmes, il existe de grandes disparités. Les jeunes des classes populaires cumulent généralement études et emploi. Une situation qui a abouti lors de la crise sanitaire à voir une frange de cette population tomber dans la précarité après avoir perdu son emploi. Certains ont dû même recourir à l’aide alimentaire, une image plutôt inédite jusqu’alors. Si ce phénomène est certes et heureusement minoritaire, il a révélé une grande précarité qui n’existait pas auparavant. La massification scolaire des années 1980 avec l’objectif de 80% d’une classe d’âge au bac arrive aujourd’hui au seuil de l’université. Une transformation qui nécessite donc un accompagnement adapté.

Quel est l’impact du système scolaire français sur ces inégalités ?                       

Comme le montre les enquêtes Pisa notamment, le système éducatif français fait partie de ceux où l’origine sociale pèse le plus sur la réussite scolaire. Certes, les enfants arrivent toujours inégaux à l’école selon leur milieu social, mais la culture du tri, du classement et de l’évaluation précoce instituée en France aggrave ces écarts inégalitaires. Le système français ne parvient pas à réduire les inégalités. Cela tient beaucoup au relatif désintérêt pour les premières années à l’école. La France dépense en effet beaucoup moins que d’autres pays de l’OCDE pour son école primaire, de l’ordre de 10 à 15% en moins. Cela se solde par des classes plus chargées, des salaires d’enseignants plus bas…

Cette différence avec d’autres modèles étrangers, par quoi se traduit-elle concrètement ?

La France privilégie un système élitiste dont la vocation est de sélectionner une petite élite destinée à accéder à terme aux grandes écoles ou aux filières dites nobles au détriment de la réussite du plus grand nombre. Dans le même esprit, le principe éducatif est essentiellement basé sur le fait de repérer et souligner ce que les enfants ne savent pas faire, stigmatisant de ce fait les « mauvais » élèves. D’autres pays ont opté pour des systèmes plus inclusifs. Les pays scandinaves notamment n’évaluent pas les enfants avant qu’ils aient 10 ou 12 ans. Ce sont aussi des pays où l’on compte beaucoup moins d’élèves par classe.

Comment ces inégalités influent sur l’accès au travail pour les jeunes ?       

Il faut d’abord souligner combien les inégalités d’accès au marché du travail se jouent déjà lors de l’orientation scolaire. Celle-ci est également très marquée par l’origine sociale des parents. À même niveau de notes, des élèves issus de milieux défavorisés seront plus systématiquement orientés vers l’enseignement professionnel. Inversement, les enfants, dont les parents sont de catégories sociales supérieures, sont plus facilement poussés vers l’enseignement général. Or, de fait, les diplômes dessinent une vraie ligne de partage entre deux jeunesses. Celle qui n’a pas fait d’études supérieures est davantage confrontée aux emplois précaires et à la perte d’emploi dès que la conjoncture se retourne. Chaque année, environ 90 000 jeunes quittent le système éducatif avec, au plus, le brevet des collèges. Cette cohorte vient grossir les rangs de ce qu’on appelle les NEET (« not in employment, education or training »). Ces jeunes, pour l’essentiel peu ou pas diplômés, sont un million en France. Enfin, non seulement dans notre pays le diplôme exerce une très forte emprise sur l’avenir professionnel mais en plus la formation professionnelle ne fait que redoubler les inégalités puisqu’elle privilégie en grande majorité les postes d’encadrement.

Quelles seraient, selon vous, les pistes d’amélioration ?                                                           

Il y a un grand nombre de mesures à prendre. Mais la première serait de construire une école plus démocratique luttant effectivement contre les inégalités et l’élitisme. La seconde serait de favoriser la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur. Pour cela, il faudrait instaurer le financement universel des études pour assurer la gratuité de l’enseignement. Au Danemark, dès l’âge de 18 ans, les jeunes bénéficient de 72 mois de formation prise en charge par l’État, soit environ 800 euros par mois quelle que soit l’origine sociale, à condition de ne plus être rattaché au foyer fiscal de ses parents. Pour les jeunes qui ne continuent pas leurs études, il faut en parallèle instaurer un droit à la formation mais aussi étendre le RSA aux moins de 25 ans. Si la société considère qu’ils sont des citoyens majeurs dès 18 ans, pourquoi ne le seraient-ils pas socialement ? Il est temps de s’orienter vers une conception nouvelle de la jeunesse où l’on ne la renvoie pas tout le temps à ses origines sociales. Pour financer un tel changement, il faut sortir des politiques familiales actuelles en supprimant les allocations familiales et la demi-part fiscale dès 18 ans.

Mais que répondez-vous à ceux qui estiment que la massification de l’accès aux études supérieures génère toujours plus d’étudiants sans emploi ?

Il faut nuancer cette idée selon laquelle les étudiants ne trouvent pas d’emploi. Les chiffres le montrent : le diplôme reste le meilleur bouclier contre le chômage. Au bout de trois ans en moyenne, l’immense majorité des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur trouve un emploi. L’enquête Génération du Cereq [Centre d’études et de recherches sur les qualifications] le démontre chaque année. Mais il faut évidemment aussi instaurer une stratégie de croissance économique adaptée à cette démocratisation de l’accès aux études supérieures. Là encore les pays nordiques montrent la voie en privilégiant les investissements orientés vers les secteurs très qualifiés notamment ceux des nouvelles technologies.

« Non seulement le diplôme exerce une très forte emprise sur l’avenir professionnel mais en plus la formation professionnelle ne fait que redoubler les inégalités puisqu’elle privilégie en grande majorité les postes d’encadrement »