Le dopage au travail, un moindre mal ?

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Le dopage au travail, un moindre mal ?

4 février 2020

L’usage de psychotropes en milieu professionnel se répand. Pouvoirs publics et entreprises se cantonnent à une approche préventive individualisée leur évitant d’aborder le fond du problème : l’organisation du travail.

Le dopage ne se limite pas aux pistes d’athlétisme ou aux courses cyclistes. Ce fléau est loin en effet d’être le seul apanage du milieu sportif. Dans les quartiers d’affaires mais aussi dans les usines et les cabinets des professions libérales, les drogues, sous toutes leurs formes, sont bel et bien présentes en entreprise. L’usage de psychotropes est en fait répandu dans l’ensemble de la population. 

Les derniers chiffres disponibles de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), publiés en novembre 2018, montrent certes que la consommation de tabac et d’alcool tend à baisser. Mais le recours aux drogues illicites (cannabis, cocaïne, héroïne…) augmente, lui, sensiblement, comme en témoigne le quasi doublement du nombre d’usagers réguliers de cannabis : 3,6% de la population des 18-64 ans en 2017 contre 1,6% en 2000. La MDMA/ecstasy poursuit également sa diffusion. La consommation reste, il est vrai, pargois encore marginale : 1,6% de la population déclare avoir consommer de la cocaïne au moins une fois au cours des 12 mois (0,3% en 2000) et 1% de la MDMA. 

Soulager le corps et l’esprit

Mais concernant le cannabis, "le développement d’une consommation régulière dans la population active au-delà de 25 ans se confirme, laissant supposer que son usage persisterait après l’entrée dans la vie professionnelle", selon l’OFDT. L’utilisation de psychotropes dans le cadre professionnel n’est pas une nouveauté mais il semble s’être largement diffusé ces dernières années. Alcool, tabac, amphétamines, cannabis, cocaïne, héroïne, caféine, psychostimulants, analgésiques et médicaments psychotropes sont devenus pour certains des béquilles permettant d’affronter les transformations du travail observées ces vingt ou trente dernières années. 

Ce phénomène est au cœur de l’ouvrage "Se doper pour travailler" (Éditions Erès – 2017) co-écrit par Renaud Crespin chargé de recherche au CNRS, Dominique Lhuillier, professeure au centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM et Gladys Lutz, docteure en psychologie du travail et chercheure associée au Certop (Université Toulouse Jean Jaurès). "Les métiers exigeants tant au niveau physique que psychologique avec des horaires décalés et une forte variabilité des conditions de travail comme les agriculteurs, les pêcheurs, les ouvriers du BTP ou de la restauration mais aussi certains métiers de services à l’hôpital, dans la police ou encore dans la communication sont davantage sujets à une consommation de psychotropes. Ces pratiques sont destinées à soulager autant le corps que l’esprit", constate Gladys Lutz. 

Les récents travaux de l’Inserm, réalisés par Guillaume Airagnes, psychiatre-addictologue à l'hôpital Georges-Pompidou à Paris, ont démontré pour la première fois en France les associations entre addictions et vie professionnelle. L’étude publiée en 2018 souligne notamment que les salariés exposés quotidiennement au public (clients, patients, usagers…) dans le cadre de leur activité professionnelle avait un risque multiplié par 1,3 pour les hommes et 1,6 pour les femmes de présenter des épisodes d’alcoolisation importantes plus d'une fois par mois.

Le temps et la norme, facteurs d’addiction

"Plus largement, les logiques croissantes de concurrence, d’intensification des tâches, de dynamique de travail moins collective, de réduction du temps pour réaliser une mission et de recours à toujours plus de normes fragilisent les salariés, certains adoptant alors des comportements addictifs", constate Gladys Lutz. La spécialiste en psychologie du travail a pu ainsi observer lors de ses recherches que l’évolution de l’organisation de travail incite de plus en plus à prendre seul une décision qui, par le passé, se prenait de façon collective. "C’est le cas par exemple en milieu hospitalier pour les infirmières mais aussi les médecins qui subissent du coup de fortes pressions psychologiques, s’interrogeant sans cesse sur la pertinence de leur décision", note-t-elle avant d’ajouter que le phénomène touche aussi des métiers comme les architectes ou les avocats. En pressurisant les conditions de travail, le facteur temps est devenue une composante majeure de l’utilisation de psychotropes. 

Autre cause indirecte de ces consommations "compensatrices", le développement des normes. S’inspirant des démarches qualité de l’univers industriel, l’instauration de ce type de règles dans les métiers de services peut avoir des effets pervers. "Dans la police, les normes d’évaluation des fonctionnaires privilégient des actes précis comme les contraventions et les arrestations aux dépens des relations de régulation plus informelles. Or, cette approche plus répressive, parfois pour des faits bénins, provoque l’effet contraire à l’objectif initial, à savoir le maintien de l’ordre", relève Gladys Lutz.

Si l’usage de substances psychoactives touche toutes les tranches d’âge, des situations spécifiques aux plus jeunes en milieu professionnel peut inciter à des consommations excessives. "Le sociologue Jacques Rhéaume a identifié plusieurs types de savoirs. Par exemple en entreprise : le savoir théorique, le savoir professionnel et le savoir d’expérience. Par définition, les nouveaux entrants et notamment les jeunes n’ont pas ce savoir d’expérience qui permet, souvent au-delà des normes édictées (le savoir professionnel), de faire aussi fonctionner l’organisation. En surinvestissant sur la norme, parfois en vain compte tenu de la réalité du travail, les plus jeunes sont parfois enclins à recourir aux psychotropes pour tenir mais aussi pour "se vider la tête", le week-end par exemple en consommant de façon excessive de l’alcool", remarque Gladys Lutz. 

Adapter enfin le travail à l’individu

En somme, les psychotropes ont une fonction utilitaire en milieu professionnel : ils permettent de soulager, de récupérer, de tenir… Seraient-ils donc un moindre mal ? La question peut déranger. Mais dans les faits, c’est bien par l’affirmative qu’y répondent les différents acteurs engagés dans la prévention des addictions au travail. "Les pouvoirs publics comme les entreprises abordent le sujet d’un point de vue de santé individuelle. Les solutions qui sont apportées ne posent pas la question de l’organisation du travail qui restent dans les esprits un sujet exclusivement réservée à l’entreprise. Or, tous les travaux sur l’interrelation entre santé et travail démontrent qu’il faut passer par une analyse du travail réel pour lutter contre l’addiction. La solution est d’ordre collective et non individuelle",explique Gladys Lutz qui estime que "les psychotropes ne font finalement que masquer le vrai problème : celui de l’adaptation du travail aux individus". La démarche est la même pour toutes sortes d’autres troubles liés au travail comme le burnout ou le harcèlement. "Tant qu’on renverra ces conduites à une perception individualisée et qu’on ne les analysera pas toutes ensemble, les solutions apportées resteront vaines", conclut Gladys Lutz.

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