Covid-19 : quel avenir pour la "gig economy" ?

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Covid-19 : quel avenir pour la "gig economy" ?

16 juin 2020

Le marché des petits boulots assujettis aux plateformes numériques de type Uber ou Deliveroo va-t-il connaître un nouvel essor avec la crise économique qui s’annonce ? Rien de moins sûr.

Pendant la période de confinement, ils étaient parmi les rares à sillonner les rues des grandes villes. Les livreurs à vélo ont fait partie – du moins pendant deux mois – des héros du quotidien des Français. Leur métier d’« invisibles » est soudainement apparu comme « essentiel ». Une courte parenthèse qui n’a pourtant changé en rien le statut précaire de ces nouveaux travailleurs, carburant bon marché d’une économie dite (bien improprement) du partage.

En plein essor depuis une dizaine d’année avec la création des plateformes numériques de type Uber ou Deliveroo, ces métiers de livreurs, de chauffeurs mais aussi de service à la personne ou - moins connu du grand public - de micro-tâches en ligne (Clickworker, Foule Factory…) ont fait émerger une nouvelle population de travailleurs indépendants. Selon la dernière étude de la Commission européenne sur le sujet, la « Colleem II Survey » menée en 2018, elle représenterait 1,4% de la population active en Europe. Le chiffre serait de 0,9% en France, soit quelque 260 000 personnes sur les 3 millions d’indépendants que compte l’Hexagone.

Prônant à l’origine un passage d’une économie de la propriété à une économie de l’usage basée essentiellement sur des activités complémentaires, ces petits boulots ont toutefois rapidement ouvert la voie à de nombreux abus marquant un retour en arrière social. C’est la « gig economy ». « Gig » ou « concert » en anglais, en référence aux musiciens courant les cachets de cabarets en salles de concerts. Autrement dit, une économie se nourrissant de contrats courts et précaires. « C’est en quelque sorte un nouveau type d’emploi non standard dans la lignée du CDD, de l’intérim et du contrat « zéro heure » que l’on a vu fleurir depuis la crise de 2008, notamment en Grande-Bretagne », constate Anne-Marie Nicot, Chargée de mission au Département Études Capitalisation et Prospective de l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail).

Un statut ambigu

Ce travail indépendant, recourant souvent en France au statut de micro-entrepreneur, correspond bien souvent à une situation ambigüe où la relation de travail est en fait fortement subordonnée. « Certaines plateformes imposent, sans grande transparence, la définition et les modifications des CGU [conditions générales d’utilisation] ou le changement des algorithmes et des systèmes de notation. Des décisions qui peuvent être prises aux dépens des travailleurs. Par ailleurs, en ce qui concerne les VTC par exemple, pour qui le temps payé ne correspond pas au temps travaillé, ils sont contraints de faire beaucoup d’heures pour couvrir leurs charges. Or, cela se traduit souvent par des économies sur leur couverture sociale », note Anne-Marie Nicot.En 2016, le conflit ayant opposé en France Uber et ses chauffeurs dénonçant un « esclavagisme moderne » a ainsi sonné le glas de l’« ubérisation heureuse ».

Mais il est à craindre qu’avec l’impact économique de la crise sanitaire ce type d’emplois se développe encore. « Comme en 2008, la crise et le chômage pourraient constituer un réservoir de main-d’œuvre pour cette forme de travail. Sa flexibilité et son faible inciteront peut-être certaines entreprises à y recourir davantage », pense Jean Pouly, dirigeant d’Econum, cabinet spécialisé dans la transformation du travail, qui considère que « de toute façon, la plateformisation de l’économie est loin d’être achevée et pourrait toucher à l’avenir beaucoup d’autres secteurs d’activité, accentuant ainsi l’atomisation du monde du travail à laquelle il faut en plus ajouter l’impact à terme de l’IA, une nouvelle concurrence à commencer pour cette frange de travailleurs ».

Repenser les mécanismes de protection

« Aux États-Unis où déjà environ un tiers de la population active travaille en freelance, ces prochains mois pourraient bien voir exploser le nombre de travailleurs indépendants, une solution adoptée plus par défaut que par choix », estime Samuel Durand. Consultant et co-auteur de l'étude « L'exploration du travail de demain », ce dernier estime donc qu’« il est urgent de repenser les mécanismes de protection de ces populations si l’on ne veut pas voir se généraliser l’exemple espagnol » où depuis la crise de 2008, le nombre d’« autonomos », ces salariés déguisés en auto-entrepreneurs, ont explosé pour atteindre 15 à 20% de la population active.

Décorréler la protection sociale et le statut du travailleur indépendant, détenir la propriété de ses données réputationnelles, aujourd’hui entre les mains des plateformes numériques, instaurer un salaire minimum ou encore proposer des formations et un accompagnement de carrière sont autant de mesures préconisées par Samuel Durand pour faire de la « gig economy » une activité choisie. « Ce type de statut atomisé a en effet ses limites. Le travail, c’est aussi du collectif, ce sont des tâches mais également de la socialisation », souligne pour sa part Jean Pouly.

Un modèle sur la sellette

Plus optimistes, certains pensent que la crise actuelle pourrait être au contraire une opportunité pour « faire rentrer dans le rang » toute cette économie prospérant sur une masse de « faux indépendants ». « Dix à quinze ans après leur création, la plupart de ces modèles de plateformes n’ont toujours pas prouvé leur viabilité économique et vivent uniquement sur des levées de fonds. Or, la législation tend de plus en plus à contrôler ce type d’activité et à clarifier le statut des travailleurs qui y recourent, remettant ainsi fondamentalement en cause leur modèle », analyse Anne-Marie Nicot de l’Anact.

De fait, en septembre 2019, l’État de Californie a carrément requalifié les travailleurs indépendants de l’économie « ubérisée » en salariés. En mars 2020 en France, la Cour de Cassation a, pour sa part, estimé que le lien de subordination entre la plateforme Uber et l’un de ses chauffeurs était caractérisé, créant ainsi une jurisprudence lourde de conséquence pour les acteurs du secteur. Et une mauvaise nouvelle (du moins pour ces derniers) n’arrivant jamais seule, des ordonnances devraient prochainement entériner, dans le cadre de la loi d’orientation des mobilités (LOM) de décembre 2019, la représentation collective des travailleurs des plateformes numériques. L’histoire sociale ne se répète pas, elle bégaie…

Les vertus de la " talent economy "

« La distinction entre la gig economy et la talent economy est que, pour la première, la différenciation se fait par le prix alors que pour la seconde, elle se fait par la compétence ». Pour Samuel Durand, spécialiste en économie freelance, la talent economy qui concerne essentiellement des métiers intellectuels souvent guidée par la technologie pourrait certes observer un mouvement de retour vers le salariat en cette période actuelle plus incertaine. « Mais on pourrait tout autant assister à un mouvement inverse sachant que, pendant la période de confinement, certains salariés ont eu l’occasion de réfléchir à la valeur et au sens de leur travail ». Dans les faits, ces quelques mois qui ont obligé à adapter et à repenser en urgence l’organisation du travail ont vu se développer, au sein des entreprises, la mise en place d’équipes hybrides associant salariés et freelances, ces derniers étant plus habitués au télétravail et au fonctionnement en mode projet. « Certaines sociétés, qui ont dû réduire leur collaboration avec des entreprises externes du fait du confinement, ont réussi à maintenir leur activité en recourant à des freelances », constate même Samuel Durand qui relève, à ce propos, la tribune du consultant américain Jon Younger sur le site du magazine Forbes datée du 29 mars 2020 intitulée « The Coronavirus Pandemic Is Driving Huge Growth In Remote Freelance Work ».