Le risque social ou la délicate mesure de l’incertain

Devenez, à votre échelle, acteur du changement ?

Vos idées nous intéressent, votre opinion nous importe et votre point de vue est essentiel.

Proposez votre contenu

Le risque social ou la délicate mesure de l’incertain

27 septembre 2022

Face à un corps social dont la compréhension et la maîtrise leur échappent de plus en plus, les entreprises voudraient pouvoir mesurer les risques auxquelles elles sont et seront exposées. Mais, faute de pouvoir anticiper le risque, ne devraient-elles pas d’ores et déjà s’attacher à le prévenir ? Comment ? Par exemple en misant sur les compétences.

Hier, on parlait de “risque RH”. Aujourd’hui, patrons, dirigeants et managers n’hésitent plus à évoquer la menace d’un “risque social”. Ce glissement de la notion de risque d’un registre intra-entreprise à une dimension englobant la société tout entière témoigne d’un double phénomène. D’une part, la porosité accrue des frontières entre les différents corps statutaires et symboliques de la vie sociale (monde de l’entreprise, monde domestique, sphère privée, sphère publique, dimension individuelle, dimension collective). D’autre part l’état d’incertitude des dirigeants face aux mutations qui transforment parfois radicalement les organisations du travail. Ce trouble n’est pas propre aux responsables d’entreprise, c’est une vague de fond qui traverse nos sociétés occidentales dans leur globalité. Celles-ci ont beau avoir développé des niveaux de sécurité et de vigilance inégalés, jamais sans doute la notion de risque n’y a trouvé une telle résonance. "Pour la société et pour le monde de l’entreprise, c’est comme si la stabilité de l’environnement et l’amélioration des conditions d’existence avaient exacerbé la sensation d’incertain", souligne Martin Richer, fondateur de Mangement & RSE, coordinateur du pôle Entreprise, Travail & Emploi du think tank Terra Nova.

La conflictualité, vrai folklore, faux sujet

La notion de risque social n’est pas totalement inédite. Elle alimente depuis une quinzaine d’années un petit pan de la recherche sociologique (soit par le truchement de la réflexion sur les organisations, soit par celui, plus récent, des risques psychosociaux). Mais là où les scientifiques cherchent avant tout à objectiver le risque, les acteurs de l’entreprise voudraient d’abord le contenir. Contenir quoi ? De quel risque social parlent-ils ?

Allons, nous sommes en France ! Et en France, quand on parle de risque social, on livre spontanément à la représentation mentale la figure de la contestation, avec son folklore de piquets de grève, de revendications, de manifs. Seulement voilà, toutes les études scientifiques convergent sur ce point : la conflictualité au sein des entreprises ne cesse de reculer en France. Le vrai sujet serait donc ailleurs. "Le risque social est en train de changer de visage, devenant plus diffus, souterrain, invisible à mesure qu’il se “déconflictualise”", souligne Romain Raquillet, Directeur des Relations Sociales à Air France.

De nouveaux risques sociaux émergent. Si les risques psychosociaux ont rapidement été pris à bras le corps par les DRH – la vague de suicides à France Télécom en 2008 et 2009 aura agi ici comme une onde de choc -, d’autres risques, moins sensibles car déchargés de toute dimension dramatique, restent encore largement sous-estimés : désengagement, désintérêt, indifférence, mercenariat. Mais aussi manque de compétences. "Personne ne sait encore mesurer le manque ou la perte de talents, qui est pourtant en passe de devenir le risque numéro un", insiste Martin Richer.

On ne peut mesurer que ce qu’on connaît a minima

"Le risque est une incertitude quantifiée, dont les statistiques mettent en évidence les probabilités d’occurrence", rappelle David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Le risque se mesure, donc. Or, autant les DRH font montre d’un zèle algorithmique quand il s’agit de calculer l’absentéisme, les jours de grève, les arrêts maladie, les jours de formation, autant les enjeux liés à l’évolution des métiers et des compétences leur demeurent inconnus. Et pour cause : on ne peut modéliser a priori que ce que l’on connaît.

Que penser des prévisions d’analystes chiffrant la part des métiers que nous exercerons demain alors qu’ils n’existent même pas aujourd’hui ? 60% d’ici 2030 pour EY, 85% selon Dell et l’Institut pour le futur ! Non seulement les écarts d’une étude à l’autre invitent à la circonspection, mais qu’entend-on précisément par “nouveaux métiers” ? S’agit-il d’habilités techniques totalement inédites, ou plutôt de nouvelles manières d’exercer les métiers “anciens” ?

Au-delà des batailles de chiffres, le vrai risque social, pour les entreprises, est sans doute indexé à leur capacité – ou pas – à valoriser la notion de compétences. En 2015, une étude menée par l’AMRAE (association de référence des métiers du risque) montrait déjà que les risques liés à une mauvaise maîtrise des compétences clés représentaient à eux seuls un quart des risques internes identifiés dans les entreprises.

Autant il est difficile – et même vain – de former aujourd’hui les salariés à des savoirs techniques dont on ne sait pas précisément à quoi ils ressembleront ni combien de temps ils trouveront leur place dans les organisations du travail, autant le management des compétences, à savoir l’ensemble des potentiels mobilisables chez tout individu (connaissances, comportements, valeurs, sensibilité) va devenir la première clé d’adaptation des entreprises et leur meilleur outil de prévention contre le risque de perte d’intelligence.